Comédie de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, avec Francine Bergé, Stéphane Bernard, Clément Carabédian, Jérôme Deschamps, Philippe Dusigne, Didier Flamand, Christine Gagnieux, Damien Gouy, Clémence Longy, Èlizabeth Macocco, Clément Morinière, Nathalie Ortega, Gaston Richard, Juliette Rizoud et Julien Tiphaine.
Il est aisé de comprendre ce qui dans la "saga Bettencourt" a séduit le dramaturge Michel Vivaver : la problématique, celle des liaisons dangereuses entre l'argent et le pouvoir, la sous-thématique de la financiarisation, l'argent finalité du capitalisme qui est devenu le moteur du comportement humain avec son lot de rapacité, de concussion et de cynisme.
Mais également sa nature hybride entre comédie de boulevard avec sa galerie de personnages prêtant au comique de caricature, potentiel que Laurent Ruquier a exploité dès 2011 avec sa comédie farcesque intitulée "Parce que je la vole bien", et tragédie antique avec les névroses familiales.
Enfin, et non des moindres sans doute, ce pied de nez de l'histoire qui tient à ce que la fortune d'un cagoulard, donc antisémite, échoit à ses descendants judaïsés du fait du mariage de sa petite fille.
L'évocation de cette ascendance paradoxale constitue le prologue de la partition intitulée "Bettencourt Boulevard" sous-titrée "ou une histoire de France", titre polysémique qui évoque tant le fameux film "Sunset Boulevard" par le crépuscule d'une femme, le théâtre de boulevard et l'axe de circulation entendu comme métaphore des jardins de Versailles où défilaient les courtisans.
Au demeurant inattendue, car dépourvue des signes ostensibles de richesse, ni salon d'apparat ni boudoir doré, la scénographie très graphique co-signée par Christian Schiaretti et Thibaut Welchlin souligne cette approche avec son plateau couleur bitume et ses sièges, trente comme le nombre de tableaux, au minimalisme confinant à l'ascétisme, un cube blanc évidé, disposés de manière aléatoire surplombé par des panneaux suspendus qui reprennent les trois couleurs du logo de vecteur de la marque Studio Line.
Dans cet esthétique et irréaliste dédale, défilent tels des fantoches désincarnés qu'ils deviendront bientôt, les principaux protagonistes des affaires Banier-Bettencourt et Woerth-Bettencourt, qui défraient la chronique depuis presque une décennie, satellisés autour du juteux magot pour en avoir leur part quitte à le détourner sans d'autant moins de complexe ni de mauvaise conscience en raison de l'indécence du montant du revenu journalier de la dame qui constitue presque une incitation au crime et quasiment une excuse absolutoire.
Michel Vinaver ne dresse pas une saga chronologique et didactique de l'empire financier L'Oréal, à l'instar de celle des Lehman Brothers relatée dans "Chapitres de la chute", ni des affaires mais procède de manière impressionniste optant pour une mise en perspective de tableaux factuels non chronologiques, par ailleurs déconnectés tant de la réalité telle qu'elle a été médiatisée et dépourvus de tout anecdotisme et de psychologisme, introduits par un chroniqueur-narrateur. Ainsi laisse-t-il à la sagacité du spectateur le soin de reconstituer le puzzle.
La mise en scène fluide de Christian Schiaretti, qui, toutefois, ne pâtirait pas d'un rythme plus nerveux, respecte cette structure originale et pour la direction d'acteur, il se garde d'imprimer tant un registre particulier qu'un jeu incarné.
Au sommet d'un nouvel Olympe placé sous le tempo d'une valse en millions d'euros à donner le vertige et la nausée, Liliane (Francine Bergé éthérée entre retour à l'enfance, veuve joyeuse et sénilité), la vieille petite fille riche, fille de son père puis femme de son mari, donnée en remerciement pour services rendus à André Bettencourt (Philippe Dusigne cynique), admirateur de la Cagoule et du national-socialisme, directeur d'un hebdomadaire collaborationniste et antisémite qui s'offre une dignité de résistant, se targuant tout simplement d'une "double appartenance".
Enfin libre, croît-elle, elle brûle ses dernières cartouches pour "kiffer la life" sous les lumières vacillantes d'un ramollissement cérébral.
Autour d'elle, Françoise, sa fille "Touchez pas au grisbi" (Christine Gagnieux transparente), son roué homme de confiance (sic) Philippe de Maistre "par ici la bonne soupe" qui ne manque jamais de se resservir (Jérôme Deschamps magistral à la limite du numéro d'acteur avec son phrasé aux accents gaulliens et ses trémolos malraussiens), et son homme de compagnie, François-Marie "belle gueule", (Didier Flamand éteint), mignon à voile et à vapeur du Tout Paris des années 1970-1980, où dixit le malicieux auteur "ça débitait beaucoup", figé dans une posture d'adolescent décati portant des Converse
Et puis la domesticité, valetaille à la Mirbeau qui supporte le mépris d'une petite-fille d'un boulanger car la place est bonne, aux premières loges des éruptions de ce cloaque, Eric Woerth, l'homme parfait du premier cercle mais la perfection n'est pas de ce monde et Nicolas Sarkozy qui fait deux petits tours et puis s'en va.
La tragédie antique éclaire encore ce siècle et Michel Vinaver ne renonce à la réflexion sous l'angle mythologique. Octogénaire facétieux, il crée une nouvelle divinité baptisée Ajem, acronyme de appareil judiciaire et expertise médicale, roi du tour de passe-passe, qui scelle le destin de Liliane. |