Si vous avez la manie de corner les pages d'un livre pour marquer les passages qui ont retenu votre attention, "Interdit" de Karine Tuil va ressembler à un mille feuilles ou un éventail tant il en regorge.
Dans ce roman roboratif et désopilant aux allures de fable loufoque qui pousse dans leurs derniers retranchements l'absurde et le non sens à l'aide d'un humour décapant et d'une lucidité cynique, Karine Tuil, digne héritière de l'humour burlesque du dramaturge israélien Hanokh Levin, aborde la métaphysique identitaire, et plus précisément la judéité, à travers la mésaventure kafkaienne dont est victime le principal protagoniste.
Plus juif que Saül Weissmann, né de parents juifs, portant un prénom et un nom sans ambiguïté, "officiellement" estampillé juif dans les noires années 40, rescapé d'Auschwitz, hanté par le souvenir de la Shoah - pour s'endormir il compte les morts comme le non juif compte les moutons - et pas furieusement religieux, se contentant de réciter le kaddish chaque mois pour la partie de lui-même qui est morte à Auschwitz, serait difficile.
Et Saül Weissmann ne s'est jamais réellement posé la question de son identité juive jusqu'au jour où, devenu septuagénaire, il décide de se marier pour des raisons au demeurant très pragmatiques car "A 70 ans il faut considérer l'amour comme une unité de soins palliatifs" et comme il avait peur de vieillir seul "une épouse coûtait moins cher qu'une infirmière à domicile".
Ayant jeté son dévolu sur une vierge quadragénaire d'une laideur apocalyptique (il se garde bien de le lui dire car "les abus de liberté d'expression sont dangereux pour la santé morale"), mais dont il sait que ce sera la femme de la fin de sa vie, et juive malgré son nom francisé de Simone Dubuisson, il se plie à l'exigence de cette dernière relative au mariage religieux et c'est la catastrophe quand le rabbin lui demande, "car avec tous les juifs imaginaires il faut être vigilent", l'acte de mariage religieux de ses parents qu'il ne peut produire.
Malgré les protestations de Saül qui fut avocat, ce dernier, réfractaire à tout arrangement ("Les mariages mixtes et l'assimilation représentent un fléau pour notre communauté"), reste sourd à toute plaidoirie et délivre une sentence sans appel - "Pour les juifs vous n'êtes plus juif mais pour les autres sachez que vous le resterez toujours !" - qui va le plonger dans les pires tourments métaphysiques.
Bien évidemment, la rupture du mariage ne va pas sans la fin de ses belles espérances ("C'en était fini de Simone, du pâté de foie aux oignons rissolés, des massages au nifluril sur mes genoux rongés d'arthrose...") mais surtout cet imbroglio administrativo-religieux insondable va entraîner "une maladie juive", la haine de soi, et déclencher une schizophrénie traumatique.
En lutte permanente avec son double non juif, le pauvre héros tombe de Charybde en Scylla tentant désespérément de trouver, aussi bien entre les mains de la médecine, de la psychiatrie, de la religion catholique et même du maraboutage et de la littérature antisémite, à défaut de salut au moins une réponse à la question lancinante de l'identité de soi.
Ce conte philosophique résolument impertinent, iconoclaste, intelligent et profondément humaniste, qui déclenche irrésistiblement le rire salutaire, est un petit bijou à dévorer tout cru, comme la vie, sans se poser trop de mauvaises questions.