Montage de textes et chansons conçu et interprété par Marie Delmarès et Stéphanie Manus.
La comédienne Marie Delmarès n’est pas de celles qui se languissent entre deux appels de metteurs en scène : associée aux spectacles de la compagnie René Loyon (dont "La Double inconstance" de Marivaux, tourne depuis bientôt deux ans), elle mène sa barque en parallèle et propose ici et là des spectacles originaux conçus par elle-même.
Qu’il s’agisse d’assemblages de textes ("Eloge du vin", "Histoires d’amour"), d’interprétation de livre culte ("Sombre printemps" d’Unica Zürn) ou de chansons ("Graines" de Barbara), ils témoignent d’une volonté de dépasser la stricte notion d’interprète pour faire œuvre créatrice, par le soin apporté à assembler les œuvres entre elles pour faire sens et que cela sonne ou, au contraire, marquer les contrastes, dissoner pour faire réfléchir.
Ces spectacles polyvalents peuvent s’interpréter en plusieurs configurations : on a ainsi découvert Unica Zürn dans un lieu insolite (le bien nommé Festival de caves), "Histoires d’amour" dans divers appartements parisiens, ou plus classiquement dans des théâtres, cafés, bibliothèques.
Cette fois, c’est au Chat Noir, bar fréquenté par une clientèle très jeune et doté d’une salle type cabaret en sous-sol, que nous sommes allés la voir et l’écouter.
"Les Mauvaises graines" offre un condensé des possibilités de la comédienne-conceptrice : à l’origine commande de la SNCF pour la Journée de la femme, il réunit textes et chansons, extraits d’autres spectacles et nouveautés, tout en parvenant à être cohérent et singulier. Le thème de la lutte des femmes permet de questionner la notion d’engagement… de multiples façons.
Marie Delmarès interpelle autant qu’elle amuse, navigue d’écrivains à humoristes en passant par des personnalités politico-médiatiques… le tout lié par des airs signés par quelques grandes auteurs-compositrices. En vrac : Beauvoir, Anne Sylvestre, Despentes, Olympe de Gouge, Lucie Aubrac, Barbara, Elisabeth Badinter, Louise de Chaumont, Marie de Beaumont, Niki de Saint-Phalle, Agnès Bihl, Nicole Ferroni, Christiane Taubira, Juliette, Lydie Salvaire…
Côté (rares) auteurs masculins, le spectacle s’ouvre quand même sur l’"Antigone" de Sophocle (coïncidence heureuse : c’est avec ce spectacle que nous avions découvert la comédienne, il y a huit ans, à L’Atalante), ironise sur une lettre idiote d’Antonin Arthaud ou s’aventure chez quelques paroliers de chanson (Guy Breton, Robert Nye) dont la postérité a moins retenu les noms que leurs créations haute-couture ("Les Nuits d’une demoiselle" et "Déshabillez-moi").
Le spectacle est dit-chanté en duo avec Stéphanie Manus, qui joue également du piano. Les comédiennes se renvoient la balle et complètent astucieusement - l’intensité de la blonde, la suavité de la brune - faisant écho aux contrastes entre textes et genres.
Ce n’est pas une image univoque de la femme qui est exposée ici, mais bien un éventail de facettes : de la plus engagée (discours de Lucie Aubrac à la BBC en 1944) à la moins engageante (ce sketch où un mannequin déluré ramène la parité à une histoire de zizi qui prend plus ou moins de place) ; de la célèbre prônant l’engagement face-caméra à l’anonyme qui agit (émouvant portrait d’une prof de banlieue luttant à sa façon pour tenir son rang face à une autre forme d’oppression masculine que celle du pouvoir en place).
On y reconnaît des choses, on en découvre d’autres : ainsi, cette réjouissante "Marseillaise des cotillons" de 1848 détournant l’hymne national à des fins joyeusement féministes ; ou ces vers de Léo-Gontran Damas cités par une Taubira en verve lors d’un débat sur le désir de légitimité des couples homosexuels.
On n’est pas forcément d’accord avec tout ce qui se dit - les propos de Despentes sur certaines de ses aînées qui se seraient (d’après elle) conformées dans leurs pages à la morale de leur époque sans oser braver le modèle établi du mâle dominant, font peine à entendre, surtout quand elle y inclut Colette - mais ça a le mérite de provoquer, faire réfléchir.
Et des personnalités que l’on croyait abhorrer (à titre personnel, Elisabeth Badinter) nous surprennent lorsque leurs textes, portés par ces voix intelligentes et sensibles, prennent une autre dimension que celle véhiculée dans les médias.
Les comédiennes chanteuses investissent l’espace de différentes manières : Marie Delmarès se retrouve plus d’une fois dans la salle au milieu du public, tantôt pour interpeller sa "sœur Ismène" in media res (dans "Antigone"), tantôt pour s’asseoir sur les genoux d’une spectatrice et lui faire du "rentre-dedans" mi-beauf mi-marlou. Stéphanie Manus, plus sage, reste toujours à distance raisonnable du piano.
Ensemble elles arrivent à rendre vivante cette salle ingrate où un pilier pas très discret barre la scène en deux. Parfois, les transitions naviguent un peu à vue, le public ne sait s’il doit rester discret (préserver l’ambiance) ou meubler en applaudissant quand les mises en place prennent plus de temps que prévu. Mais ces petits flottements confèrent au spectacle une spontanéité pas déplaisante.
Au rappel, assumant cette idée que le foutraque ne tue pas, elles se lancent dans un texte qu’elles n’ont pas eu le temps de répéter, prédisent un "flop total"… mais s’en sortent finalement à merveille, grâce à leur belle complicité.
