Comédie dramatique de Stéphanie Marchais, mise en scène de Thibault Rossigneux, avec Daniel Blanchard, Laurent Charpentier, Philippe Girard et Géraldine Martineau.
Avec "Corps étrangers", Thibault Rossigneux a choisi de se colleter au genre particulièrement ardu dans sa représentation théâtrale qu'est le fantastique.
D'autant plus ardu que le texte de éponyme de Stéphanie Marchais, qui ressortit à la veine littéraire du roman gothique du 19ème siècle, outre l'insertion d'éléments "surnaturels" dans une trame réaliste, y brasse de manière surabondante de nombreuses thématiques qui, de surcroît, se superposent dans une partition plus littéraire que théâtrale par ailleurs essentiellement composée de soliloques.
Dans ce siècle et dans les bas-fonds d'une ville supposée d'outre-Manche par la consonance du patronyme des personnages, un apothicaire-herboriste sans scrupules, et pourvoyeur de cadavres pour la cause scientifique, lorgne sur la maison mitoyenne qu'habite un géant bossu y vivant reclus après le décès de sa petite fille et sur le corps duquel fantasme un renommé médecin anatomiste psychopathe obsédé par la quête morbide du secret de la vie.
Pour procéder à la transposition visuelle et sonore de l'univers crépusculaire qui résulte de cette immersion dans les tréfonds de l'âme humaine malade, malade de douleur, de folie ou de l'appétit du lucre, et propose une réflexion son véhicule tangible qu'est le corps, le corps, vivant ou mort, sous toutes ses formes réelles ou fantasmées, et avec la collaboration de Xavier Hollebecq et Rachel Marcus pour le décor et les lumières et la création sonore au plateau de Christophe Ruetsch, Thibault Rossigneux a conçu une remarquable et réussie scénographie.
Celle-ci satisfait aux codes esthétiques du genre, sans verser dans le grand guignol ou l'horreur gore, et, ressortissant au romantisme noir, induit des réminiscences picturales et cinématographiques avec les maîtres du symbolisme et de l'expressionnisme.
De même pour la mise en scène qui emprunte également aux procédés cinétiques pour activer cette partition polyphonique quasiment dépourvue de scènes dialoguées.
Pour l'incarner, exception faite de Laurent Charpentier dont le ton affecté et la diction erratique ne sont guère appropriés, la distribution est judicieuse. Dans le rôle de l'herboriste Daniel Blanchard est parfait de justesse pour ancrer l'opus dans une certaine réalité prosaïque et la jeune Géraldine Martineau réussit une belle prestation dans celui double et ambivalent de la fillette.
Et c'est Philippe Girard, comédien à la présence fascinante et à la technique imparable de déclamation lyrique du tragique, qui dispense la douleur du "monstre" et l'amour infini du père et donne un souffle puissant à cette singulière incursion transgressive dans les abysses du réel.