Comédie dramatique de Hanokh Levin, mise en scène de Laurent Gutmann, avec Guillaume Geoffroy, Éric Petitjean et Catherine Vinatier.
Le Théâtre de l'Aquarium ouvre sa saison avec une première, la création française de "La putain de l'Ohio" du dramaturge israélien Hanokh Levin, dans une excellente et réussie proposition de Laurent Gutmann.
Dans cet opus, écrit deux ans avant sa mort, Hanokh Levin, au sommet de la maturité de son écriture et de sa réflexion dramatique, traite de manière radicale ses thématiques de prédilection que sont le sexe et l'amour, la vie et la mort, et sa singulière trinité dramaturgique - Dieu, l'être et le néant - pour tenter de trouver "une", sinon "la", réponse à la question existentielle fondamentale qui taraude l'homme, celle du sens, et de l'essence, de la vie.
Car pour Hanokh Levin, qui s'interroge inlassablement sur le pathétisme de la condition humaine, l'homme, miné par une lucidité désespérée, cherche en vain, du premier vagissement au dernier râle, à comprendre par la raison l'inconcevable mystère de la vie.
Dans "La putain de l'Ohio", il esquisse une réponse : c'est l'espoir qui fait vivre même s'il n'élude pas la mort, et, reprenant l'assertion du Propsero de Shakespeare quant à l'homme fait de l'étoffe des songes, seul le rêve peut faire échec à la mort, et à tout le moins oeuvrer comme consolation.
Ressortissant du registres des "comédies crues", cette comédie extrêmement drôle repose sur le trio du vaudeville, deux hommes/une femme, dans la déclinaison un père son fils et une prostituée, puisés dans la marginalité, le degré zéro de l'humanité. Ils sont sans domicile fixe, mendiants, clochards, elle est une putain des bans-fonds viellissante, et liés par un lien mercantile, le prix d'une passe, l'héritage potentiel, qui se substitue à l'amour. Ils sont sordides et pourtant si fragiles, pétris dans la même et universelle glaise humaine.
Le père, le vieux Hoyamer veut se souhaiter un joyeux soixante-dixième anniversaire en offrant à son service trois pièces une régalade monnayée. L'illustration de l'affiche réalisée par Pascal Colrat est à cet égard particulièrement explicite.
Malgré ses jérémiades et marchandages pour obtenir un rabais, il doit payer cash. Il se met à l'ouvrage mais le coeur n'y est pas et sa débandade profitera à son rejeton qui profitera de l'occasion tout en attendant la mort du vieux. Mais le vieux ne veut pas renoncer à la vie car il rêve encore de la putain sublime, celle de l'Ohio suffisamment belle et riche pour ne plus faire payer mais également de ce fait devenue inaccessible.
Mêlant le comique et l'humour très noir sous-tendu par une grande humanité, la partition est d'une grande densité tant comique que pathétique qui se développe par la voie de la trivialité, induite par une approche organiciste du corps, assumée jusqu'à l'obscénité tant par l'auteur que par Laurent Gutmann dans sa mise en scène.
Une trivialité qui n'est pas gratuite mais inhérente à l'intrigue qui concerne la coexistence d'un corps-machine organique soumis à des pulsions triviales mais également à des déliquescences tout aussi prosaïques et un esprit qui philosophe.
Laurent Gutmann relève ce défi théâtral dans une scénographie minimaliste qui illustre la symbiose réussie du rêve et de la réalité : au réalisme d'un terrain vague lunaire, no man's land où se côtoient les damnés de la terre, trois immenses panneaux publicitaires avec des paysages de cartes postales, images aux couleurs saturées de la field photography, propose l'échappatoire merveilleuse avec un slogan "Just a dream ?".
Il a réuni dans ce pré-carré un excellent trio de comédiens à la hauteur de l'enjeu. Catherine Vinatier campe avec nonchalance la fleur de bitume fatiguée qui brûle ses dernières cartouches et Guillaume Geoffroy se livre à une belle composition pour incarner le fils en quête du père, d'un père qui serait Dieu, hurlant contre les aléas de la destinée et de la naissance qui l'ont fait naitre de "la plus mauvaise des bites".
Et puis, colonne vertébrale de cette cathédrale burlesque, Eric Petitjean, sublime, qui livre une prestation qui va bien au-delà de la performance d'acteur.
Il réussit de manière parfaitement crédible la fusion improbable entre le vieux bouffon qui vitupère tout en se lamentant face à un corps qui part en sucette et le dernier des mohicans qui ne renonce pas à l'espoir dont le véhicule est le rêve.