Comédie dramatique de Philippe Minyana, mise en scène de Jacques David, avec Alain Carbonnel, Dominique Jacquet et Kévin Lelannier.

Dans le cadre de sa résidence au Théâtre L’Etoile du Nord pour la saison 2011-2012 pour laquelle le Théâtre de l’Erre présente son projet Variations intimes constitué de la mise en écho de trois pièces axées sur l'intime, Jacques David a choisi de mettre en scène "Anne-Marie" un texte de Philippe Minyana.

Entreprise ardue non seulement parce que ce texte, qui résulte d'une commande de France-Culture pour l’émission Radiodrame, n'était donc pas initialement destiné à être représenté, mais également parce que les oeuvres de Philippe Minyana qui ressortissent aux "épopées de l'intime" et à l'archéologie de la mémoire passent souvent mal le cap de la rampe.

Minimalistes, âpres, ressassants la violence familiale et la douleur de l'être, ils donnent un matériau brut relativement pauvre, souvent dépourvue d'intrigue, de surcroît à la thématique commune, celle du quotidien, qui nécessitent une mise en scène inspirée et "nourricière" pour échapper à l'ennui du réalisme.

Dans "Anne-Marie", deux personnages anonymes, les voisins, les autres, regardent ce qui se passe dans une maison. Une maison dans laquelle vivent deux générations de femmes aux termes d'une cohabitation économique soigneusement délimitée depuis la mort du père - la mère à l'étage et la fille avec ses enfants au rez-de-chaussée - scandée par le diktat "Toi dans ta turne, et basta". Car cette maison c'est la maison de la haine qu'il a connu dans son enfance, une maison dans laquelle l'amour déserteur a laissé des plaies béantes.

Jacques David réussit totalement ce challenge, d'une part, par une mise en abîme intéressante, en faisant des "regardeurs" de la partition des spectateurs au sens théâtral du terme, c'est-à-dire des voyeurs délibérés - ils sont assis sur une rangée de fauteuils de théâtre constituant un prolongement de la salle - et, d'autre part, en insufflant, grâce à la scénographie de Jean-Luc Taillefert, qui évoque plus qu'elle ne montre ce soupçon d'inquiétante étrangeté qui introduit à la distanciation et fascination.

Quelle première image voit le spectateur derrière la rangée de fauteuils qui va condiitonner son imaginaire? Un décor qui semble en deux dimensions, une façade sans aucun relief avec deux fenêtres aux vitres sales et une silhouette de femme.

Un décor à la Edward Hopper où il ne se passe rien, ou bien quelque chose s'est déjà passé, ou bien quelque chose va peut-être survenir. Une idée de génie pour rendre compte de l'illusion d'une réalité et du temps suspendu de la modernité tragique.

Le drame se joue dans la France joyeuse qui vivait ses dernières années glorieuses, rythmé par les jingles des spots publicitaires culte du tout début des années 70, quand la pub s'appelait encore réclame, dans le judicieux univers sonore créé par Christophe Séchet et les officiants dirigés au cordeau sont époustouflants.

Dominique Jacquet, excellente dans le rôle de la femme déchirée qui se délite, Alain Carbonnel et Kévin Lelannier, jeunes comédiens issus respectivement de l'Ecole supérieure d'art dramatique du Théâtre National de Strasbourg et de la promotion 2009 du Conservatoire National Supérieur d'art dramatique AD, tiennent admirablement la note juste pour le "dire" propre à l'écriture de l'auteur.