Comédie dramatique de Anton Tchekhov, mise en scène de Jacques Osinski, avec Véronique Alain, Vincent Berger, Delphine Cogniard, Grétel Delattre, Jean-Claude Fissung, Delphine Hecquet, Baptiste Roussillon, Stanislas Sauphanor, Arnaud Simon et Alexandre Steiger.

Voici un "Ivanov" aussi enthousiasmant que rare. Rare parce qu'il s'agit de la première version de la pièce - dont la traduction par André Markowicz et Françoise Morvan, révèle la radicalité et la modernité absolues - moins policée que la seconde, l'officielle, plus russe, régulièrement montée depuis plus d'un siècle.

Tchekhov y peint sans concession la vie dans son humanité mais également dans ce qu'elle a d'intemporel et d'universel qui tient à l'insoutenable pesanteur du quotidien et au tragique existentiel qui n'affectent pas que les figures grandioses du théâtre ou les héros de roman mais également les individus ordinaires.

Enthousiasmant parce la proposition de Jacques Osinski de présenter "une comédie insolente et grave" qui se démarque complètement de la récurrente approche de l'ennui exhalé par la terre russe en une fin de siècle et l’ineffable préscience d’une nouvelle ère et d‘un nouvel ordre, opère une contextualisation aussi évidente que réussie.

Dans un décor froid et anonyme de grand appartement haussmanien revisité par un interior designer, lambris noirs et meubles de salon gris acier dignes de magazine de décoration, conçu par Christophe Ouvrad, l'Ivanov de Jacques Osinski c'est Tchekhov chez Sagan avec des arrêts sur images durassiens qui figent le temps en un instant d'éternité.

Ivanov n'est plus un exploitant agricole aux bottes crottées en perdition entre un passé révolu et un avenir déstabilisant mais un jeune vieux bourgeois désargenté qui, arrivé au mi-temps de sa vie, sans doute atteint de désenchantement atavique, est saisi d'une schizophrénie paralysante, cause d'une ambivalence morbide dans un univers placé sous la dictature de l'argent.

Englué dans une impasse existentielle, il voudrait s'évaporer, disparaître, se dissoudre en fines particules dans l'air mais les autres, ceux qui, eux aussi posés là, sans antériorité référentielle, dans la vacuité ambiante, sont encore dans la dynamique réflexe de l'agitation ante mortem, auront sa peau.

La direction d'acteur est imparable et Jacques Osinski s'appuie sur les comédiens, ceux du collectif artistique du Centre dramatique des Alpes dont il est le directeur, des fidèles compagnons de route théâtrale et une récente promue du CNSAD, qui, avec un jeu clair, sont tous excellents.

Vincent Berger incarne parfaitement la bipolarité du rôle titre, entre apathie pathétique, mesquinerie et violence face à l'épouse phtisique, la juive bannie par ses riches parents, qui l'a marginalisé et épousée sans dot par amour, mais cinq ans ont passé, interprétée par Grétel Delattre, toute en stoïque passion meurtrie, et la nouvelle promise à qui Delphine Hecquet apporte une candeur lumineuse et déterminée.

A côté des femmes pauvres, les femmes riches superbement campées par Véronique Alain, l'avaricieuse et intraitable Zizounette qui tient les cordons de la bourse et un mari aussi docile que pleutre joué avec une pointe de cocasserie par Jean-Claude Frissung, et Delphine Cogniard en jeune veuve riche à qui ne manque qu'un titre nobiliaire que le comte Chebelski lui fait miroiter pour mieux jouer le pique assiette, Baptiste Roussillon savoureux en bouffon cynique et parasite.

Arnaud Simon en capitaliste inventif, Stanislas Sauphanor en joueur invétéré et Alexandre Steiger convaincant en médecin bien pensant, complètent une distribution homogène qui dispense sans faille une partition ébouriffante.