Ce livre pourrait débuter comme une histoire d’amour, mais dans l’histoire nationale nos bras ne promettent aucune embrassade, seulement sang et larmes. Reprendre ces paroles de la Marseillaise prend un relief un peu particulier dans le contexte de rejet systématique de l’Etranger que l’on connaît aujourd’hui.
Il n’est pas question d’amour, comme on pourrait l’entendre au sens courant, dans ce livre. Nul baisé passionné, nul dénouement romantique attendu, aucune promesse d’enfant. Un mariage cependant : mariage blanc. Les bras d’Alice (le narrateur qui emprunte son prénom à l’auteur du roman) s’ouvrent pour protéger son ami d’enfance malien des foudres d’une administration française qui menace de le renvoyer dans ce pays qu’il connaît si peu.
Alice Zeniter nous parle d’une génération que les plus de trente ans ne peuvent pas connaître car ils ne s’y intéressent que pour la stigmatiser. Une génération qui doit affronter le monde qu’on lui lègue avec les seules armes qu’on lui laisse : "Je suis de la génération qui vivra plus mal que ses parents, je suis de la génération qui n’est pas née avec Internet mais qui a grandi avec lui, atteint la maturité avec lui, j’ai un lien si tendre avec Internet". Le tableau est long de ces jeunes que l’on prétend bon à peu de choses et qui pourtant ont tant à faire.
Jusque dans nos bras trace le parcours d’une jeune française au père d’origine algérienne. Il présente la grande histoire du racisme français, qui suit cette petite fille qui s’entend traiter de "sale bougnoule" par une de ces camarades dans le bac à sable, à l’âge où le langage n’est qu’un jeu et où les mots semblent ne pas porter au-delà de lèvres innocentes ; cette adolescente qui découvre un Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles en 2002 ; cette jeune adulte qui se voit obligée d’affronter la chasse aux immigrés sans papiers créés artificiellement par un non renouvellement massif de cartes de séjour. Une histoire de notre passé récent dans lequel cette génération a dû se construire.
Une histoire d’amitié également et surtout. De l’enfance aux études supérieures, Alice s’entoure d’amis avec lesquels elle créera des liens indéfectibles. Fille d’immigré en questionnement sur son identité : française portant sur son ventre une marque qu’elle regrette de ne pouvoir afficher plus largement sur son visage, celle de son "algéritude", une tâche de naissance aux contours épousant ceux de la carte de l’Algérie. Alice est française de nationalité, mais sent son cœur tiraillé vers ce pays dont est originaire son père, en grande partie en réaction au rejet qu’il suscite en France. Mad, l’ami Malien rencontré en primaire qui, lui, ne possède pas la nationalité française, mais la désire. Mad à la peau noire qui ne peut feindre d’être français dans un climat rongé par le racisme. L’Arabesque, personnage exubérant qui ne possède aucun ascendant étranger mais les fantasmes tant qu’elle en est au final la moins Française et a gagné ce surnom… Jérémie, le frère de l’Arabesque, amour non avoué d’Alice. Les problèmes de racisme traversent ce groupe de manière particulièrement sensible, sans jamais être tout à fait graves dans leur propos. Alice Zeniter évite un pathos excessif puisque ce qu’elle décrit, c’est l’univers d’une adolescence naïve qui voudrait rendre le monde à sa mesure sans trouver les leviers qui le lui permettraient.
Un groupe d’adolescents qui, à l’âge de devenir adulte, doit affronter la réalité dans toute sa violence : celle de Mad qui risque d’être expulsé sans possibilité d’infléchir le cour des choses. Alors, cette solution du mariage blanc (que je ne trahis pas puisqu’on la connaît dès le début du livre). Un "faux mariage" traqué par les autorités qui soumettent à la question les futurs couples, comme si les preuves d’amour pouvaient s’enregistrer administrativement... Alice transcende son amitié pour Mad en prenant le risque de ce mariage qui condamne, s’il est découvert, à 5 ans d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Alice lui offre sa terre française en s’interdisant de vivre pendant plusieurs années un autre amour pour que la supercherie ne soit pas découverte. Alice nous montre qu’un mariage n’est jamais de complaisance, mais que les mariages blancs engagent sans doute plus ceux qui s’y risquent que les couples amoureux…
Une bien belle génération en réalité…