Sous-titré La Dernière Tournée, ce livre coïncide avec l’émoi suscité par la santé vacillante de l’ex-idole des jeunes : tandis que la France entière est scotchée aux infos contradictoires en provenance de Los Angeles (où on l’a placé en coma artificiel suite à une complication à la colonne vertébrale) et qu’un deuil national se prépare déjà… on est heureux de découvrir un véritable travail critique, auscultant le mythe Hallyday sans trop sombrer dans le sentimentalisme fan.

Sentimentale et fan, Véronique Mortaigne l’était pourtant bien, au départ : tombée dedans quand elle était petite (via le 45 tours "Kili Watch"), ses évocations des grands moments de la carrière d’Hallyday sont plutôt admiratives, et surprenantes de la part d’une dame habituée à défendre des disques exigeants ou tailler de méchants costards au sein des sacro-saintes pages Culture du Monde.

Elle exprime ici ce que beaucoup d’entre nous pensent tout bas : malgré la quantité d’horreurs produites, certains morceaux de bravoure (disséminés notamment sur la période 67 à 73) font qu’on ne peut pas totalement négliger l’importance d’Hallyday sur le plan musical. On se souvient que Miossec et Dominique A, dans un entretien paru il y a quelques années, évoquaient ce paradoxe : l’icône Grand Guignol de la France moisie, dont certaines chansons ("La Fille A Qui Je Pense", "Je Suis Né Dans La Rue", "Fils De Personne") suscitent quand même leur admiration, en dépit de tout ce qui les sépare – notamment la question de l’intégrité créatrice.

Le grand avantage de Johnny sur ses concurrents (Mitchell, Rivers, Vince Taylor) a été d’arriver en premier : s’il y avait déjà eu d’obscurs rockeurs frenchys (témoin la récente compilation Born Bad intitulée Rock ! Rock ! Rock ! couvrant les années 56 à 58), Jean-Philippe Smet reste indubitablement celui qui a fait accéder le jeune idiome musical américain au grand public d’ici. Cela, personne ne pourra jamais le lui ôter… et l’anecdote terrible des professionnels de la profession ricanant au parterre de l’Alhambra (où il ouvrait pour Raymond Devos en 1960) tandis qu’au balcon les jeunes s’enthousiasmaient pour ses contorsions électriques, plaide encore en sa faveur, cinquante ans après.

Mais une fois rappelés la biographie d’enfant de la balle et le relatif héroïsme des débuts, Véronique Mortaigne évite la simple chronologie et opte pour une exploration thématique : elle relie Hallyday aux événements-clés des périodes qu’il a traversées, en montrant de quelle manière ce pur produit de la jeunesse d’une époque a fini par se couper totalement du monde et vivre dans une bulle autarcique, tandis que d’autres jeunesses luttaient pour de nobles causes auxquelles il restait totalement étranger.

Le propos est de stigmatiser les paradoxes d’Hallyday : à la fois immensément touchant et monstrueusement roué… Proche du peuple (ses fans les plus furieux sont souvent des prolos) et archétype du show-bizz bling-bling de droite… Brefs instants de magie artistique noyés dans une logique industrielle débilitante.

Si le bouquin commet quelques approximations sur l’œuvre discographique (les dates des albums, notamment), il est en revanche très précis sur la question du rapport trouble d’Hallyday aux politiques : la collusion de ses partenaires de spectacle (Jean-Claude Camus, Pascal Nègre) avec les gouvernants fait froid dans le dos ; et la journaliste revient en détail sur certains scandales financiers honteux (notamment ses concerts financés par l’argent public, alors que lui-même s’exile en Suisse pour fuir les impôts).

Le livre nous en apprend un peu plus sur la famille Boudou (parents de la cruchissime Laetitia), riches entrepreneurs monégasques trempés dans des affaires pas nettes et responsables des déboires de la star avec sa maison de disque… On y lit aussi des anecdotes révélatrices du cynisme à l’œuvre dans le milieu musical : entre toutes, on goûte celle du producteur Mick Lanaro auquel Hallyday, sur son yacht, renvoie à la figure une K7 contenant les démos de Pascal Obispo… lequel Obispo sera finalement imposé par la maison de disque pour coacher le retour en grâce du roi déchu, (re)devenu has been total suite à son show raté à Las Vegas, en 96.

A cela s’oppose le portrait (touchant, pathétique) des fans de toujours, issus des classes les plus populaires et capables de payer des sommes astronomiques pour emmener femme et enfants applaudir leur idole. Mortaigne fait preuve d’une certaine tendresse à leur égard, et l’ouvrage puise dans cette indéniable "street-credibility" l’élan nécessaire pour redevenir admiratif, malgré tout…

Chaque chapitre est introduit par l’analyse d’une chanson de la tournée en cours : au survol critique  nécessairement distancié de la carrière d’Hallyday répond un commentaire sur le vif, anecdotes tirées de concerts récents (qui pourraient donc bien être les derniers), rendant l’ouvrage totalement en phase avec cette chaotique fin d’année 2009.

On ne sait encore de quoi 2010 sera fait… mais en ces temps d’incertitude (mourra ? mourra pas ? aura-t-il la colonne saccagée ? pourra-t-il à nouveau se déhancher comme un sous-Presley franchouillard ?), ce livre tombe à pic pour souffler le chaud et le froid sur le personnage : à la fois admirable et détestable, mythe rock sixties ou vitrine variétoche UMP. Bien loin de l’univoque concert de louanges qui se prépare déjà, dans les nécrologies à venir…