Drame de Heiner Müller, mise en scène de Jean Jourdheuil, avec Marc Barbé, Maurice Bénichou et Marc Berman.
Aucune excuse cette saison pour ignorer le drame du guerrier "Philoctète", qu'il s'agisse du drame antique de Sophocle ou du palimpseste de Heiner Müller.
En effet, le fidèle compagnon d'Héraclès dont il hérita de l'arc invincible et qui, victime d'une plaie purulente et fétide au pied, celui qui désigna la tombe du héros malgré le serment de silence, fut exilé par Ulysse sur une île déserte et particulièrement inhospitalière auprès de laquelle celle de Robinson Crusoé ressemblerait à un club de vacances, fédère les scènes parisiennes.
Après la version ascétique de Sophocle mise en scène par Christian Schiaretti au Théâtre National de l'Odéon avec l'impressionnant Laurent Terzieff, voici, au Théâtre des Abbesses, la version "diable dans sa boîte" du texte de Heiner Müller montée par Jean Jourdheuil.
Dans la très belle traduction, par Jean Jourdheuil et Jean-Louis Besson, du texte de ce dernier qui allie poésie et humour, point d'échappatoire ni de happy end avec apparition péplumesque de Héraclès. Ulysse, le politicien pragmatique et rusé, qui vient rechercher l'exilé et ledit arc qui doit faire tomber Troie, voit son plan échouer, et Philoctète, le presque déjà mort qui ne survit que par la haine des grecs et la jouissance de sa propre souffrance, ne cédera pas au verbe mensonger du fils d'Achille.
Dans une scénographie et des costumes style théâtre d'avant garde des années 70 de Mark Lammert, Jean Jourd'heuil dirige de manière sobre et très cadrée trois comédiens aguerris.
Face à Marc Berman et Marc Barbé, respectivement dans le rôle d'Ulysse et de Néoptolème, Maurice Bénichou se taille la part du lion avec une interprétation particulièrement nourrie d'humanité pour ce personnage aussi violent que fragile, clairvoyant qu'aveuglé par son entêtement, humilié que manipulateur qui joue et déjoue les pièges de ses agresseurs au point d'être celui qui détient le verbe.