"5
heures du soir :
Prélude à l’enfouissement… margelle
d’un puits sans fond…
La journée se dépouille peu à peu, se met
à nu
dans un moment d’impudeur consentie…
L’heure vole les lueurs de la journée
et réclame l’ombre et le sombre.
C’est l’heure entre le suave et le douloureux,
l’heure du désastre.
C’est l’heure où, parmi les ombres qui doutent,
se débattent encore les lumières survivantes,
qui refusent d’abdiquer.
Pâleur de l’effort et pâleur de la mort"
Après la parution respective, en 1995 et 2000, d’une thèse ("Gustave Hervé, itinéraire d’un provocateur") et d’un livre d’entretiens ("Alain Corbin, Historien du Sensible") aux éditions La Découverte, Gilles Heuré, grand reporter à Télérama et chargé de cours à l'université Paris IV, publie en 2006 une biographique étayée de Léon Werth aux Editions Viviane Hamy, intitulée "L’Insoumis, Léon Werth : 1878-1955".
Revenu en cette rentrée littéraire 2009, l’écrivain nous livre aujourd’hui, sous l’égide de la même maison, un opus revêtu des formes pour lui nouvelles de la fiction, au titre délicieusement insolite et intriguant : "L’homme de cinq heures".
Passer de l’essai au roman, de la tension épistémologique et démonstrative inhérente au premier à la matière par essence fluctuante et chimérique du second, basé sur l’imagination, l’art du conte et le rêve (même si le mécanisme qui entre en jeu dans le roman relève également, il est vrai, de l’effet de réel et d’un témoignage sur le monde, comme confirmé par la suite du récit), constitue en soi un plein exercice littéraire, au potentiel rempli d’écueils : saluons donc l’ampleur d’une plume qui s’y attelle avec une si brillante audace.
Car l’intrigue de "L'homme de cinq heures" témoigne sans nul doute possible, outre son érudition incontestable, des qualités d’inventivité et de fantaisie, sinon d’humour, de son auteur. L’écriture, vive et malicieuse, propose en effet à ses lecteurs un fascinant voyage au pays des lettres et des arts, sous les traits d’un mystérieux Monsieur V., allias … Paul Valéry en personne (pourtant décédé quelques cinquante ans auparavant, soit matériellement incapable de ressusciter ainsi soudainement du pays des Limbes pour redevenir de chair, de sang et de révolte savante) devant un Paul Béhaine - Tiens, un Paul lui aussi… - ébahi ! Au promeneur médusé par cette apparition fantastique (… dans tous les sens du terme), l’académicien offre d’examiner en sa compagnie propre l’ineptie d’une déclamation péremptoire que lui aurait attribuée André Breton dans son "Premier Manifeste du surréalisme", à savoir qu’on ne pourrait plus commencer un roman par la phrase ‘‘la marquise sortit à cinq heures’’.
Et les deux Paul de partir, l’un suivant l’autre, à la poursuite… surréaliste précisément, de toutes les occurrences de ces fameuses cinq heures. Béhaine, hagard et décontenancé, écoutant respectueusement la parole passionnée de "Valéry", mais demeurant plongé dans une oscillation constante entre l’attrait irrépressible qu’exerce sur lui son hôte improbable et un scepticisme agacé, aggravé par l’absolu irrationnel d’une situation à fortiori purement gratuite dont il se demande bien (et le lecteur avec lui, même si avec plus d’amusement et moins de trouble), jusqu’où, à quoi elle peut mener.
Car ces cinq heures forment un véritable labyrinthe esthétique sans autre fil d’Ariane que leur propre récurrence, et l’on aurait tôt fait se perdre dans les prodigieux développements de la faconde du philosophe. Certes, les entrelacements foisonnants que trouve Monsieur V., revisitant l’histoire de la littérature, mais également du cinéma, de la peinture ou encore de la musique pour contredire la déclaration autoritaire qu’on lui avait prêtée, semblent donner raison à son fervent démenti. La vie elle-même, convoquée dans son déroulement le plus intime ou le plus quotidien et naturel - rendez-vous galants, thé de cinq heures, soleil tombant et ciel rosi par la venue imminente du soir, paraît avérer l’atmosphère poétique qui se dégage selon ses dires de ce moment particulier et suspendu, propice à la rêverie, la réflexion, la méditation. Porteur, in fine, de ce lyrisme romanesque qu’on avait fini par lui contester…
Dans cette énumération étourdissante, Gilles Heuré fait d’ailleurs montre d’une culture peu commune, dont l’érudition force l’admiration. Mais qui, arrivée au deuxième tiers du livre, ralentit quelque peu le rythme de la narration, ternissant l’originalité lumineuse de l’intrigue initiale.
Nulle trace de fastidieux ici, la chose est sûre. Mais les citations et références innombrables, dont l’abondance ne se prête pas toujours à de plus colorés développements, finissent par se compiler les unes aux autres au risque d’orienter le récit vers l’inventaire ou la thèse, freinant l’intérêt proprement fictionnel qu’on aura pu trouver de prime abord à ce dernier.
Fort heureusement la trame rebondit, se détachant de l’hommage un peu appuyé à ces cinq heures pour se recentrer sur le personnage de Monsieur V. lui-même, dont on découvrira le vécu douloureux et la personnalité, attachante infiniment et ô combien digne, au minimum, de respect et considération, en-dépit du mensonge et de l’usurpation d’identité qui auront été siens au départ de cette aventure hors-norme.
Évoquant tantôt les dangers d’une soif de culture irrépressible et d’un travail de recherche sans fin pour qui en oublierait de vivre, tantôt les blessures mortelles de l’homme confronté à l’Histoire et à la teneur effective de ses idéaux brutalement incarnés, Gilles Heuré rappelle, pour paraphraser Pavel dans son ouvrage sur "La Pensée du Roman", que ce dernier est aussi, et de façon non moins essentielle que l’essai, une autre façon de "comprendre", en la réinventant, la réalité du "monde humain", d’en "proposer une hypothèse substantielle sur sa nature et son organisation". Dont acte.
