A première vue, Ogres de Pier-Angelo Polver (1999) correspond à l’idée qu’on peut se faire d’une collection dirigée par feu Guillaume Dustan : roman de type autofictionnel présentant le parcours d’un narrateur à travers de multiples aventures homosexuelles ; expression-affirmation d’une singularité jusque-là peu ou pas illustrée en littérature ; esprit moderniste & déni de la belle écriture classique.
Sorti en 1999, il figurait parmi les quatre premières références du Rayon Gay (vite rebaptisé Rayon tout court), aux côtés d’Eve Ansler (Monologues du Vagin), Dorothy Allison (Peau) et Marc Kerzual (Bouquet de Lilas). Unique roman du lot, on peut imaginer qu’il donnait en quelque sorte le "La" à tout un pan de la collection à venir.
Dieu merci, ce caractère programmatique (et prévisible) n’est pas rédhibitoire : malgré d’évidentes connexions avec certains romans de Dustan (Dans Ma Chambre et Plus Fort Que Moi notamment), l’auteur parvient tout de même à exprimer une petite singularité, qui le distingue de son mentor et confère à son roman un véritable intérêt.
Petite parenthèse historique, pour resituer le contexte : l’autofiction a connu son heure de gloire à la fin des années 90/début 2000, avec le succès d’auteurs comme Christine Angot, Camille Laurens ou Guillaume Dustan. Très décriée par les partisans de la pure "imagination", on lui a reproché son nombrilisme (lapalissade !) et un parti pris stylistique trop relâché, voire carrément éclaté-portnawak.
Sans vouloir jouer l’avocat du diable (qui se défend très bien tout seul), on se bornera à rappeler que l’autobiographie a toujours sous-tendu l’entreprise littéraire… L’autofiction n’était donc rien moins que la continuité du mode "journal", accommodé selon les auteurs à la sauce psychanalytico-hystérique (Angot, Laurens), sexuello-revendicatrice (Dustan) ou conceptuelle (Nicolas Pages, mais aussi, pourquoi pas, les travaux d’art contemporain de Sophie Calle ?).
Quoi qu’on en pense, ce type de dévoilement a l’immense mérite de rompre avec certaines pratiques sclérosantes de l’écriture, qui a trop longtemps relégué (sous couvert de fiction cache-sexe) les troubles obsessions des auteurs derrière leurs belles historiettes…
Néanmoins, on en convient, la transparence ou la sincérité ne peuvent valoir comme argument qualitatif : un ouvrage d’autofiction n’a d’intérêt réel que s’il propose une singularité, qu’elle soit de forme ou de point de vue – idéalement, les deux. C’est ce qui nous parait d’ailleurs manquer aux dernier ouvrages de la papesse du genre, Christine Angot, qui ayant renoncé au style (sous) durassien agressif de ses débuts, propose aujourd’hui le descriptif un peu amorphe de ses pauvres amours bien trop normales… Fin de la parenthèse longuette.
On en revient à Pier-Angelo Polver : s’il est encore modeste dans sa forme (il y a une histoire traitée dans sa chronologie… écrite dans un style décontracté, certes, mais pas aussi "explosé" que chez certains camarades d’écurie), son roman ne l’est pas dans son fond.
Pour résumer : il raconte le cheminement conflictuel d’un riche et oisif hétéro, futur père de famille subitement tiraillé (au moment où sa femme lui apprend qu’elle est enceinte) par des pulsions homo jusqu’ici refoulées.
Le parti pris intéressant réside dans l’option choisie par le narrateur : son besoin express de sexualité brute le porte vers les hommes, certes… mais plus particulièrement les "nounours", c’est à dire ces gays à forte corpulence (fantasme rugbyman, haltérophile) qui, à en croire l’auteur, ne sont pas forcément bien vus dans le Marais (où règne selon lui un petit fascisme corporel, dictature du look jeune et muscle fin).
Certains critiques, à la sortie du livre, on stigmatisé ce qu’ils nommaient sa "ghettoïsation"… On pourrait surenchérir : ghettoïsation au carré ! puisque l’auteur a choisi d’explorer une frange encore plus réduite de ce petit monde-là. Pourtant, la peinture d’un tel particularisme sociologico-sexuel peut avoir un effet (grossissant ?) bénéfique : ces rapports, envisagés à la loupe, font ressortir plus violemment des figures et schémas (attirance/répulsion, soumission/domination) tellement intégrés à nos médiocrités hétéronormées qu’on avait presque fini par les oublier…
Le roman esquisse ainsi une réflexion intéressante sur la bisexualité, comme potentielle voie de sauvetage et d’épanouissement du couple… Les rapports de force (sexuels ou pas) ne sont pas l’apanage du milieu gay, et tous les conseils pour parvenir à une libéralisation/décomplexion sont bons à prendre, quelle que soit l’orientation du sujet. Ici réside tout l’intérêt du lecteur d’autofiction : trouver dans l’exploration d’une altérité certaines vérités sur soi.
On pourra objecter que l’auteur prêche surtout pour sa chapelle… Ce n’est pas faux, mais le prosélyte Polver n’en est pas univoque pour autant : son narrateur est loin d’être un saint… Egoïste et imbu de lui-même, il peut s’avérer "généreux" (en faisant profiter aux autres de sa belle petite gueule), mais aussi sacrément cruel : conscient d’offrir de la confiture à des cochons (en se livrant parfois à des mecs peu baisables), les montées de sève lui inspirent certaines réflexions hargneuses, humiliantes pour ses partenaires de jeu.
Au-delà de la liberté sexuelle décuplée régnant dans ce milieu (bars spécialisés, backrooms, réseaux minitels), la communauté gay n’est pas idéalisée. Cette immersion ne se fait pas sans heurts, et la recherche d’épanouissement dans des plans hard à répétition s’apparente aussi à une fuite en avant, laissant le personnage sur les rotules ; avec parfois, la sensation d’aller droit dans un mur…
On retrouve là, évidemment, un motif déjà développé dans l’admirable Plus Fort Que Moi, publié par Guillaume Dustan en 1998 chez P.O.L. S’il ne se hisse pas tout à fait à ce niveau de réussite, l’ouvrage de Polver n’en est pas ridicule pour autant, et se lit comme une déclinaison instructive, avec de vrais morceaux de singularité à l’intérieur.
Evidemment, tout n’est pas réussi, et on peut lui reprocher un début trop rapide, conversion sexuelle un peu brusque et pas forcément bien emmenée. Et aussi, de recourir à des ficelles un peu faciles : alors que sa femme devient "grosse", le narrateur est subitement attiré par des gros (capicci la piste psychanalytique à trois francs six sous ?)… Le narrateur a beau rire des questions/supputations de la sexologue qu’il voit (de force) au milieu du livre, on ne peut pas dire que ses propres raccourcis symboliques soient plus probants.
Néanmoins, la fascination pour les puissants corps de nounours est assez joliment transmise, et donne lieu à d’émouvantes évocations. Comme son mentor, Polver nous impressionne d’autant plus qu’il fait durer les scènes, et que le temps se dilate (avec le reste) pour faire entrer au plus profond des âmes. Sur ce plan, on retient notamment l’acrobatique scène de fist avec un culturiste sourdingue ; ou encore ce professeur de lettres amateur de feuille de rose, prenant un malin plaisir à décrire (littérairement) le cul qu’il est en train de bouffer…
Autant de personnages qui, au-delà de leurs bizarreries, utilisent l’outrage ou la souillure pour chercher une vérité sur eux-mêmes, et se révèlent (au moment de nous quitter) un peu plus complexes que ce qu’on croyait. C’est en ayant exploré ces hauts et bas, recoins les plus extrêmes de son désir, que le narrateur, lui aussi, reviendra vers une forme d’acceptation de soi et des autres.
Dans Génie Divin (2001), Guillaume Dustan prétendait que son écurie d’auteurs ("les meilleurs du monde") était un bon moyen pour leur piquer des idées ("les meilleures du monde", elles aussi) et en faire son miel… Au-delà du cynisme provoc’ décelable dans un tel propos (Génie Divin n’est pas pour rien l’œuvre la plus extrême de GD), on peut tout de même s’interroger sur le rapport existant entre certains livres du Rayon…
Si Ogres entretient d’évidentes ressemblances avec les premiers romans de Dustan, la contrepartie existe aussi… et l’on trouve chez lui certaines idées sur la drogue, l’eugénisme ou encore la nécessité d’une homosexualisation de la société, qui seront ensuite amplement reprises et développées, lorsque GD se muera en essayiste.
Si l’on ne saurait parler de pompage (Pier-Angelo Polver, plus porté sur le récit que la théorie, laisse ces thèmes à l’état d’embryon et paraît plus intéressé par la description des rapports sexuels), il existe néanmoins une continuité entre ces œuvres. Plus que jamais, Le Rayon nous apparaît comme un laboratoire idéal du genre autofictionnel, dont les cloisons (entre auteurs, éditeur, etc.) étaient suffisamment poreuses pour laisser infuser/diffuser les idées des uns avec le style des autres, créer une belle émulation.
Jusqu’à quel point ces auteurs en bénéficièrent-ils ? Cela leur a-t-il profité, à eux, autant qu’à leur ogre/vampire d’éditeur ?
On ne saurait dire… Mais ces passerelles enrichissent et nuancent la vision que l’on avait d’une œuvre majeure (celle de Dustan) ; tout en nous faisant découvrir, à ses côtés (ou un peu en retrait, comme ici), d’autres personnalités littéraires tout à fait intéressantes.