Comédie philosophique d'après le roman de Voltaire, mise en scène de Arnaud Denis, avec Géraldine Azouelos, Jonathan Bizet, Claude Brecourt, Daniel-Jean Colloredo, Arnaud Denis, Alexandre Guanse (ou Sébastien Tonnet), Denis Laustriat, Jean-Pierre Leroux, Monique Morisi, Stéphane Peyran et Romane Portail.

A dire vrai, on appréhendait un peu la transposition du court (mais dense) roman de Voltaire en pièce de théâtre. L’élagage opéré par Jean Cosmos, s’il s’avérait indispensable pour des questions de rythme (évacuer les péripéties redondantes ou peu représentables en scène) ne risquait-il pas, en retour, de nous priver de certaines subtilités ? La narration voltairienne n’est absolument pas neutre, mais "truquée", biaisée, véhiculant quantité de sous-entendus : ironiques, bien entendu, mais aussi grivois, satiriques, critique, politiques… et philosophiques ! Une simple retranscription de dialogues n’aurait donc pas suffi à transmettre la richesse de l’œuvre.

Pour contourner cet écueil, le jeune acteur metteur en scène Arnaud Denis a opté pour un parti pris facile, certes, mais qui fonctionne assez bien : figurer, par une mise en abîme, la répétition d’une pièce de théâtre basée sur "L’Ingénu"… Le faux metteur en scène, qui ouvre le spectacle sur quelques admonestations adressées aux faux machinistes en coulisses, introduit alors le texte et fait en quelque sorte office de narrateur, "voix-off" servant de lien aux différentes parties et remplaçant tant bien que mal les éléments narratifs du récit.

La trame est la suivante : un bon sauvage, Huron recueilli par des marins anglais, débarque un jour dans un village de basse Bretagne. Sa nature positive, jouisseuse et franche, se voit confrontée aux mesquineries des bourgeois et curés du cru. Il ira de mal en pis lorsque, amoureux d’une jeune femme, il cherchera à l’épouser en dépit des dogmes débilitants qui s’y opposent. Embastillé, l’Ingénu sera finalement libérée par sa dulcinée, mais à quel prix ? La jeune femme, condamnée à livrer sa pureté aux lubricités d’un personnage influent, en mourra de désespoir.

Cette aventure, entamée dans la satire et s’achevant en drame, détermine les registres de la mise en scène : comique, enlevée et gaillarde dans sa première moitié (le Huron en majesté face à la petitesse des notables) ; puis grave, sérieuse et même dramatique lorsque l’innocente Saint-Yves, devenue personnage central, s’abîme dans l’horreur de la corruption.

L’ensemble est rondement mené, sans subtilité excessive mais sans grossièreté non plus. L’on s’esclaffe d’abord de bon cœur aux grimaces de la France profonde éternelle. Le rire vire ensuite au jaune en atteignant Paris et le pouvoir : frayeur, soudain, de constater à quel point cette satire-là pourrait encore s’appliquer à nos puissants actuels…

On est surtout saisi par les scènes entre Mlle de Saint-Yves et le méchant Saint-Pouange : la fragile sincérité de l’une se heurte à l’onctueuse vilenie de l’autre ; le pelotage sordide auquel le mielleux (pommadé costumé) contraint l’ingénue (de plus en plus dénudée) a véritablement des relents de supplice, et l’on n’a plus le cœur à ricaner. Si l’émotion finale est ensuite un peu trop surlignée (par des effets musicaux et des lenteurs contemplatives au chevet de la morte), on garde quand même en mémoire la force de ces grands moments-là.

Côté distribution, Arnaud Denis, à demi nu sur scène, campe un indien plutôt beau gosse et virevoltant, un peu plus à l’aise dans la "marrade" que dans la franche émotion. A l’inverse, Romane Portail en Saint-Yves paraît un peu frêle dans la première moitié de la pièce, dominée par le potentiel comique des trognes (Daniel-Jean Colloredo, Monique Morisi, Stéphane Peyran) qui l’entourent. Mais elle fait valoir son talent et ses charmes (en clair obscur, notamment ; on n’en dit pas plus) lorsque la tonalité se fait plus dramatique : face à Géraldine Azouelos en courtisane et Jonathan Bizet en Saint-Pouange, elle est l’incarnation parfaite et douloureuse de la pureté foulée au pied…

C’est la réussite paradoxale de ce spectacle : dans notre souvenir, "L’Ingénu" était surtout un livre drôle et caustique dominé par la proverbiale "ironie voltairienne". Pris par ce ricanement perpétuel, le drame vécu par les personnages ne nous avait pas véritablement ému. En élaguant et scindant clairement l’histoire en deux parties (l’ingénu Huron, la pure Saint-Yves), il nous fait en quelque sorte redécouvrir la profonde tristesse qui se nichait derrière ces apparences sarcastiques. Après avoir ri aux éclats, l’on en ressort dans un état voisin de celui du héros : décillé, et consterné par l’état du monde…