Il faut parfois faire appel au hasard, dans la "chronique musicale", pour oser sortir de nos propres sentiers battus. S’embarquer à l’aventure sur la simple foi d’une ambiance, d’une intuition, d’une fille (en robe verte ?) sur la pochette… Oublier un peu nos goûts pré-mâchés, dépasser le manque d’informations et se lancer : découvrir à l’aveuglette des univers artistiques qui nous seraient passés sous le nez en temps normal.
Ainsi, nous ne savions absolument rien de la dénommée Lily Frost avant de nous décider (sur un courageux coup de tête) à parler de son disque. Rien que ce beau titre intrigant : Ciné-Magique, assez évocateur pour promettre une alternative à la grisaille des sorties françaises actuelles (dominées médiatiquement par les nouveaux opus de Delerm et Bénabar, c’est dire le marasme !).
Renseignement pris, nous avons découvert qu’elle n’était pas (contrairement à ce que nous imaginions) une petite débutante velléitaire, mais comptabilisait déjà une petite dizaine d’albums à son actif ! Un bon point, gage d’un univers musical déjà bien établi, sans les tâtonnements inhérents aux débuts pas toujours assurés.
En revanche, sa nationalité (canadienne) nous a fait un peu tiquer : la peur de tomber sur une braillarde, comme il en fleurissait il y a 10 ans lorsque la vogue des chanteuses à voix de la (soi-disant) "Belle Province" déferlait sur la (pauvre) France. Coup de chance : Lily Frost est anglophone, de Vancouver, et son idiome musical suffisamment ouvert et "mondial" pour éviter tous les pénibles particularismes pittoresques afférents à la chanson québécouèse.
Illustrant d’emblée cette idée d’un internationalisme intelligent, le premier titre, "You’ve shaken every part of me", est une pop song classique teintée de bossa (à moins que ce ne soit l’inverse ?), pleine de petites surprises et ponts miraculeux qui évitent l’impression de paresseux ressassement que l’on éprouve parfois devant certains essais d’appropriation de l’idiome musical brésilien. En clair : ce morceau ridiculise à lui seul toutes les Héléna Noguerra et consorts, frenchies en quête de sens ayant voulu trouver, à une époque, un peu de la profondeur qui leur manquait dans une mélancolie exotique en boîte, importée de Rio ou Bahia et un peu périmée par le voyage. Ici, l’écriture est riche et juste "teintée" de bossa ; la production, inventive malgré son relatif dépouillement (guitare et voix prédominent, mais il n’y a pas des masses d’enluminures supplémentaires. Cette formule se poursuivra peu ou prou sur la durée de l’album : arrangements économes et fins, qui pourtant ne donnent jamais l’impression d’un minimalisme crève-la-faim).
De même "Enchantment", taillé dans le bois dont on fait les meilleurs tubes, n’usurpe pas son titre et propose le genre d’exercice pop léger à base folkisante qui a pu faire les beaux jours d’une Feist il y a quelques années ; avec, sans doute, un supplément de brillance dans l’agencement des voix, qui tournoient et s’enroulent pour atteindre des sommets peu communs, merveilleux souligné par de petites touches de harpe tout à fait à propos.
Ensuite, "Je Reviendrai" enfonce le clou et nous confirme tout le bien qu’il faut penser de cette Lily Frost. Au lieu de donner, comme nombre de ses consoeurs, dans la francophilie facile et titiller l’auditeur avec un titre familier du répertoire, elle pioche une petite perle méconnue des sixties : en l’occurrence, la face B d’un 45 tours de Brigitte Bardot ! qui enchantera les puristes… Car si les chansons les plus "branchées" de BB ont bien été signées par Gainsbourg, les plus belles et émouvantes sont l’œuvre d’une pair d’auteur/compositeur relativement méconnue, Jean-Max Rivière et Gérard Bourgeois ; lesquels offrirent à la star une multitude de titres, jouant admirablement sur le non-professionnalisme de la voix de Bardot pour lui construire une image paradoxale de femme fatale demeurée femme-enfant, innocence et pureté du sentiment mêlées à une liberté sexuelle clairement revendiquée (là où Gainsbourg se limitait à l’aspect sexy). Parmi les joyaux de cette collaboration, on peut citer "Une Histoire de Plage", "A la Fin de l’Eté" ou encore "La Madrague" (sans doute la plus connue)…, que l’on préfère cent fois aux mécaniques un peu lourdaudes des "Harley Davidson" ou "Bonnie & Clyde".
"Je reviendrai toujours vers toi", re-titré ici "Je Reviendrai", est donc de cette trempe-là, et propose la bouleversante confession d’une femme libre comme l’air, partant et repartant au gré des amours de passage, pour finalement s’en revenir, toujours émue et amoureuse, à l’être aimé originel. L’accent angliche de Lily Frost donne un cachet incroyablement séduisant à l’ensemble, retrouvant l’innocence qu’il pouvait y avoir dans la voix "nature" de Bardot ; et l’orchestration, toute en arpèges émus de guitare électrique saturée (oui, "ému" peut parfois rimer avec "saturé", n’en déplaise à tous les rockeurs bourrins), apporte un contraste bienvenu à la douceur angélique et mélancolique de la voix.
Après un tel déluge de sensibilité légère, "Secrets" donne à entendre un versant plus torturé de l’inspiration de la chanteuse, dans une composition entièrement personnelle (les réussites précitées étant signées avec José Miguel Contreras, par ailleurs producteur et alter-ego). Sur une simple trame de guitare noyée d’écho dans une réverbération de cathédrale (toujours cette contradiction : orchestration minime, occupation optimale de l’espace sonore), la voix légèrement saturée (sans que l’on sache dire si c’est à force d’émotion ou par quelque savant trafic) lance une pathétique plainte sentimentalo-familiale. Exercice casse-gueule, émotion exhibée plein pot qui pourrait s’avérer glissante, si l’on en abusait. Dieu merci, au moment où ce déballage de mal-être sur musique dramatique menace de dépasser le seuil tolérable, Lily Frost a l’idée (géniale) d’interrompre son texte et se lancer dans un "finale" tout en mélodie aérienne, avec voix répétées en cascade, pour un effet touchant au sublime.
"So In Love" continue ensuite dans l’émotion clairement affichée, mais sur un mode plus apaisé. Seconde reprise de l’ensemble, il s’agit d’un standard américain signé Cole Porter (l’auteur, entre autres choses, du divin "My Heart Belongs To Daddy" tourneboulé à jamais par la version qu’en livra Marilyn)… Force est de constater que l’écriture des titres originaux est suffisamment forte pour supporter la comparaison avec ce genre de standard, et que le disque s’enchaîne sans déperdition entre exhumations de classiques, joyaux cachés et nouveautés personnelles n’ayant à rougir de rien.
A sa suite, un "Warm Dawn" aussi douillet et rêveur que son titre le laisse suggérer, nous réchauffe le cœur et achève merveilleusement la première moitié de l’album (la meilleure).
On ira un peu plus rapidement sur la seconde face, qui malgré une bonne tenue d’ensemble, pâtit quand même un peu de la comparaison avec ce début tutoyant les sommets.
Après tant de délices, nous nous trouvons un peu circonspect sur "Pacha Mama", qui présente une orchestration guitare-rageuse, toute en rythmique bagarreuse et ambiances brumeuses. Si la mise en son est, comme d’habitude, tout à fait remarquable, la voix semble pour le coup trop claire et jolie pour coller comme il se devrait avec ce genre de climat. N’est pas PJ Harvey qui veut, et Lily Frost peine à donner à son chant toute la rugosité que nécessiterait une telle ambiance. C’est donc le premier bémol du disque (très relatif, cependant : malgré cette noirceur un peu forcée du chant, le morceau est richement écrit et arrangé ; c’est juste que l’on devient particulièrement exigeant, après un tel déluge de bijoux).
"I Called You" est encore un titre qui aurait pu admirablement convenir à sa compatriote Feist, avec couplets folky-groovy, refrain pop imparable et voix stylée haut perchée. Là encore, malgré la qualité intrinsèque du morceau, la comparaison avec le précédent "Enchantment" nous oblige à être un peu déçu.
Aussi bébête que son titre le suggère, "Psychic Cat Fight" est une miniature d’une minute sonnant comme une démo, mais contenant suffisamment de "gimmicks" accrocheurs pour dépasser son statut initial de pauvre petite chose ; la petite voix se fait mutine sur un accompagnement guitaristique aérien, entrecoupé (avec humour) de ruptures saturées pieds dans le plat, trop énormes pour être honnêtes.
Et histoire de prouver que la chanteuse sait vraiment tout faire, "Is It just Spring ?" est une courte tentative jazzy-bossa… agréable mais qui pâtit de sa brièveté, et surtout de la comparaison avec le "You’ve shaken every part of me" qui ouvrait le disque.
"Seasons’ Song", de son côté, est encore une pop song admirablement troussée… et l’on réalise soudain que l’on n’a plus grand-chose à en dire, tant le niveau atteint par l’album est élevé, et que ce genre de petite merveille apparaît alors presque comme du déjà-vu ! Bornons-nous à signaler qu’une fois de plus, les guitares de la chanteuse sont inspirées-inspirantes, et ses choeurs de toute beauté. Idem sur "Raise the veil", au propos plus grave évoquant (pêle-mêle) les conflits mondiaux, l’intolérance entre les peuples, l’oppression de la femme, etc. Autant de messages a priori sérieux qui, malheureusement, peinent à nous atteindre tout à fait, encore abasourdis que nous sommes par une telle réussite formelle, toute en enluminures et cordes classieuses revêtues pour l’occasion.
Enfin, "The Priscilla’s Song" est un hommage avéré aux girls-groups des années 60, quelque part entre les productions Phil Spector (réminiscence rythmique du "Be My Baby" des Ronettes) et les reprises/réécritures qu’en firent les Beatles vers 63/64. Typiquement le genre de sucrerie pop que tout producteur digne de ce nom rêve de mettre dans la bouche candide d’une petite protégée : on imagine le pied qu’a du prendre celui de l’album (et auteur du titre), José Miguel Contreras, en faisant chanter des phrases comme "To be your lover, I will pay the price" à sa troublante interprète ! Même si le titre est peut-être trop clairement référencé pour faire œuvre personnelle, c’est une tranche de pop suffisamment fraîche pour finir l’album en beauté (rétro : faux cils et coiffure choucroute), prouver une dernière fois que l’impossible n’est pas du ressort de ce terrible duo.
Au final, on cherchera la petite bête en arguant que l’auditeur crispé pourrait être un peu lassé par tant de brillance… et que l’on a nous-mêmes souvent arrêté l’album avant la fin (pour revenir, en général, aux 5 ou 6 premiers morceaux). Effet étrange, sans doute dû au trop-plein de trésors qu’il contient, et à notre oreille un peu trop acclimatée à la médiocrité ambiante ? Habitué au terne profil bas de la plupart des artistes actuels, un tel disque pourrait presque paraître suspect à force de lignes mélodiques imparables, refrains accrocheurs et arrangements enchanteurs… On voudrait pouvoir y stigmatiser un savoir-faire nord-américain un peu trop pro et sans âme ; mais ce serait de la mauvaise foi.
Tout juste pourra-t-on déplorer le fait qu’à force de jongler aussi brillamment avec toutes les étiquettes, nous n’arrivions pas à placer cette étrange Lily Frost dans une case précise… Un joli flou artistique qui nous empêche encore de cerner tout à fait sa véritable personnalité artistique.
On se rattrapera sans doute en découvrant ses autres albums (celui-ci, édité seulement aujourd’hui en France, date déjà de 2006 ; elle a déjà produit d’autres choses depuis), histoire de prolonger l’excellente surprise que constitue cette découverte.