Tout le noeud de la chose, les Rolling Stones. La mythologie moderne a bien un panthéon et c'est celui-ci. Pas de phrase en l'air, les Stones sont les plus sauvages, les plus rugueux, les plus sexy, les plus ravagés… et surtout les seuls à être toujours debout dignement. Et ça depuis presque leur création, en fait depuis 65 et "Satisfaction", mais tout cela, ce sont bien des lieux communs.
Le mythe à tiroir, épisode par épisode. La tragédie hors de la scène, dans la "vraie vie" comme on aime dire. One + One, c'est un épisode de fin, la fin de Brian Jones. Le plus vieux des Stones, le fondateur, le père mods, celui que l'on n'est plus censé présenter. Enfin c'est sa fin qui se trame.
On est dans l'été 1968, les Stones on finit l'enregistrement de Beggars' Banquet au studio Olympic et Brian Jones a été victime d'une nouvelle perquisition chez lui qui donnera le fruit d'une trouvaille d'herbe quelconque, bref, la grosse histoire pour une pop star de l'époque.
Mais cette histoire est importante car se sera les premiers signes de détachement du groupe de son membre originel : la pression des Beatles à Abbey Road (qui ne font rien d'autre que d'enregistrer le Double blanc) et la possibilité d'une tournée fera prendre une décision au groupe : partir en tournée même si Brian Jones ne peut aller sur la route. Brian Jones ne sera remercié qu'un an plus tard, mais le déclin était pourtant bien amorcé à ce moment.
Et c'est cet instant que Godard va filmer "One + One", dans son envie la plus révolutionnaire possible, celle que lui avait certainement insuffler la folie mai 68. Alors "One plus One" sera la réponse des Stones au Magical Mystery Tour des Beatles diffusé à la TV six mois plus tôt. Le principe du film : pour cinquante mille dollars, Godard a le privilège de filmer les Stones composant une chanson rien que pour son film, une petite blague qui s'appellera "Sympathy For The Devil" et sera une telle bombe que les Stones choqués de leur talent la rajouteront au track listing de Beggars' Banquet, la plaçant même en ouverture de l'album.
Voila le gros de l'historique, du contexte et du petit mythe. Quant à "One plus One", il a été réédité ses derniers temps. Concert en Stade et Cocotier obligeant, les éditeurs se sont dit que c'était le bon moment de ressortir le film de Godard en édition collector avec le montage par Godard et celui des producteurs. La différence entre les deux : le premier ne donne jamais la version définitive de "Sympathie For The Devil" alors que la seconde oui. Il fallait les comprendre les pauvres producteurs, ils l'avaient tout de même payé 50 000 dollars cette chanson, si c'était pour ne même pas l'entendre dans sa version complète…
Alors voila le DVD, avec comme bonus deux bandes annonce inintéressante au possible et un documentaire sur la différence entre la version de Godard et celle de ses producteurs… rien de bien palpitant. Alors ce film, c'est une alternance entre les séances d'enregistrement des Stones et des séquences nouvelle école construite comme une métaphore de la révolution. On a le droit à des Black Panthers lisant à haute voix des discours de Martin Lutter King, des interviews métaphysiques, des graffitis, scrabble, jeux de mots dans le genre : cinémarx… bref, un truc désolant, très intello qui n'a plus de sens aujourd'hui que pour les gens des "Cahiers du cinéma". Les autres se contenteront de fixer les superbes fringues sixties en ignorant l'ignoble voix off récitant des textes pseudo politico-marxico-pornographiques.
Mais il reste le plus important : les séances des Stones. Là on touche au sublime, à quelque chose d'effrayant, des Rolling Stones dans tout leur force et leur angoisse, soit là où ils sont le plus attirant. Entre Jones au visage rouge, qui n'a même plus l'air de s'amuser ; les premières marques junky de Keith dans des chemises à manches bouffantes, l'impressionnante présence du jeune homme qu'était Jagger (25 ans à l'époque) et toutes les magnifiques chaussures qui s'affichent dans les travellings de Godard (en passant par les superbes boots roses de Bill Wyman…). On comprend dès le début que ça va être là une vraie claque, la claque de cette salope de vie, l'écran étant la seule chose dans laquelle on veut se projeter.
Alors sa commence dans un plan fixe, Jagger et Jones ensemble, jouant trois simples accords. Puis Keith arrive, l'air le plus débonnaire possible, style je viens d'atterrir sur la terre, se jette sur Bill Wyman, les lunettes lui prenant tout le visage. Il venait certainement de "humer le dragon" comme on dit. Et tout est comme cela, un hymne à ces années bénies. C'est la basse jouée au pouce, c'est la similitude du jeu de guitare de Richard avec celui de Lou Reed sur "Some Kind Of Love", les couleurs ignobles dont est constitué le studio. Et c'est tout cela qui nous est proposé en plans séquence (fort bien faites bien sûr).
Et Godard fera comme il sait faire, filmer ce qui semble bénin et qui est pourtant le tout : le dos de Brian Jones écroulé sur la Gibson acoustique, les ingénieurs n'écoutant même plus la musique jouée par les Stones, la glacitude de Charlie Watts devant les conseils de Keith Richards…
Et puis comme je l'ai dit, la déchéance du dieu blond, Brian Jones. Le dieu car il n'était toujours pas mort, Beggars Banquet accueillant tout de même ses superbes parties de guitare sur "No Expectation". Mais sur le film, Brian Jones est la sixième roue du carrosse, il a été remplacé par Nicky Hopkins, l'homme de studio qui a tellement partagé avec les Stones.
Et c'est par ce miroir que Jones semble minable : gratouillant, incapable de rattraper un paquet d'allumettes… il n'est plus rien face à un Jagger magnifique sur son tabouret, la fumée de cigarette sortant de sa bouche comme de celle d'un crapaud ; puis le Richard qui crée un solo d'anthologie juste entre deux prises, comme cela, pour s'amuser…
Et puis le film est aussi passionnant pour l'évolution de la chanson, celle-ci qui passe du morceau pop à la limite slow pour finir par la samba que tout le monde connaît. C'est dans ce film que l'on voix que c'est Keith Richard qui tient la basse, que c'est Anita Pallenberg la voix féminine dans les chœurs de la chanson… c'est toute la légende qui peut s'écrire.
Les Stones, le dernier mythe vivant, les titans tombants, maudits, clownesques. Les Stones qui citent Baudelaire, qui partent du roman de Boulgakov : "The master and margarita"… Ce sont les Stones qui présentent le diable comme le dandy intelligent, l'homme que tout le monde envie, l'attirance par excellence… Les Stones ne sont que cela, des tentateurs.