Trois ans après un 57-75 rock et concerné, le Lyonnais Stan Mathis publie Synopsis, disque dense aux ambiances prenantes, émotions rentrées ou criées, jamais tièdes. Les chansons explorent des territoires plus intimes que par le passé, des interludes créent entre elles une continuité – fantasme vieux comme le rock, depuis Sergent Pepper's. La référence Beatles n'est pas vaine : l'album a été enregistré en partie à Abbey Road, avant de transiter par Lyon, Paris, Budapest et d'être finalisé avec Bénédicte Schmidt et Dominique Blanc-Francard. Amoureux des lieux chargés d'histoire et désireux de placer ses pas dans ceux de ses idoles, Stan Mathis a le goût des références classieuses... et pas uniquement sur le plan musical : le disque fourmille de citations littéraires ou cinématographiques, évidentes ou cachées, comme un continuum mental (l'auteur, ce qu'il écrit et ce qui nourrit son écriture) donnant aux morceaux – par imprégnation ou collision – un supplément de relief (pour l'âme, ils en ont à revendre). On a croisé le chanteur à Paris début novembre pour évoquer ce disque étonnant et profond, qu'il défend déjà en tournée solo, et qu'il présentera en trio à Avignon l'été prochain.
L'an dernier, tu avais partagé sur tes réseaux des photos de toi enregistrant en Angleterre, à Abbey Road, le studio des Beatles. Tu y enregistrais les bases de ton nouvel album, disais-tu, laissant les textes à plus tard. En chanson, d'ordinaire, on procède rarement comme ça...
Je voulais faire comme David Bowie. Sur certains albums, Low, Heroes, il faisait jouer les musiciens des heures entières. Après, il prenait une semaine avec un ingénieur du son et redécoupait les structures. Les mecs, écoutant ensuite l'album, ne reconnaissaient pas ce qu'ils avaient joué parce que c'était complètement remodelé. Comme un montage au cinéma. L'album s'appelle Synopsis, car j'avais envie de procéder de cette façon. Avec Clément Vullion, le batteur qui a joué avec moi sur scène et sur tous mes albums depuis le début, on est donc allés à Abbey Road enregistrer les bases rythmiques de six ou sept nouvelles chansons, en avril 2024. Je savais ce que je voulais comme ambiance. On est parti à trois, avec un ami ingénieur du son, Xavier Desprat. Sur ces chansons à enregistrer, j'avais les thèmes mais pas encore de texte. J'aime bien faire à chaque fois les choses un peu différemment. Sur certains albums, je suis arrivé avec toutes les chansons écrites et composées. Sur mon premier, tout était maquetté, il fallait réenregistrer à l'identique, l'album était déjà fait en quelque sorte. Là, on a enregistré d'abord des bases guitares-batteries sur des plages très longues. J'avais en tête les structures, les thèmes des chansons. Je savais de quoi elles allaient parler. J'avais même certains titres. "Délaissé", "Imola", "Début de siècle". Ces trois-là étaient déjà figés.
J'aurais dû me douter qu'il y avait une influence Bowie : j'avais reconnu le riff de "Stay" dans un interlude… En termes de production, quel était le parti-pris de départ ?
Il faut renverser les valeurs qui nous amènent, en tant qu'artiste indépendant, à être malheureux de ne pas être célèbre. Se donner les moyens de faire nos disques en se disant qu'en fait, on a cet énorme avantage : la totale liberté d'expression. Puisqu'il n'y a pas de pression commerciale, il n'y a pas de pression calendaire. On fait donc ce qu'on veut. Ce qui m'intéresse, c'est que chaque projet soit différent, ne pas me répéter, m'amuser… éventuellement créer un peu d'attention chez les auditeurs qui me connaissent déjà. Donc, de la même façon que sur l'album précédent je voulais une formule basse batterie guitare, sans clavier ni cordes… Là, au contraire, je voulais que ce soit orchestré. Quand on est allé à Londres, je n'avais pas encore l'idée des cordes, mais je voulais un disque sans interruption, avec de longues plages instrumentales. L'idée était de faire le grand écart entre Abbey Road et mon sous-sol – où sont les studios-locaux de répétition Stardust [son label]. J'y ai enregistré les interludes, seul. A Abbey Road, on a fait, en plus des bases rythmiques, quelques ornementations : mellotron, piano. Parce que c'était tentant de jouer sur les instruments des Beatles. La batterie, les guitares sont neuves… mais c'est quand même le piano de "Lady Madonna" !
Vous n'y êtes restés que deux jours. C'est suffisant pour respirer l'ambiance du mythe ?
J'étais déjà arrivé, mes deux amis m'ont rejoint. Quand on s'est retrouvés devant la grille, l'un d'eux a pleuré. Ca avait du sens, on est musicien parce qu'on est fan de musique au départ... Sur place, on nous fait bien comprendre où on est. Déjà, pour avoir le droit d'y jouer, ce n'est pas qu'une question commerciale. On a dû faire valoir la crédibilité de ce projet. Il a presque fallu que j'envoie un CV, pour dire que j'étais artiste en France, que j'avais déjà fait des disques. Si tu es milliardaire à Dubaï, tu ne peux pas payer ta séance à Abbey Road. Il faut des demandes crédibles artistiquement. Une fois la nôtre acceptée, ils nous ont reçus de manière incroyable. On avait deux assistants qui s'occupaient de tout. Le matin de la première séance, ils câblaient les micros. J'avais demandé trois, quatre guitares parce que je n'avais pas amené mon matériel. J'ai commencé à accorder mes guitares. Alors, un des assistants a descendu le fameux escalier en courant et disant "non, non, ne vous fatiguez pas avec cette tâche ingrate !". Ce n'était pas pour "protéger" les instruments. C'était : "on est à votre service, ne vous donnez pas cette peine". Et j'ai dit : non, je viens de la musique de pauvres, donc c'est moi qui accorde les guitares... Le grand studio n'a pas bougé, c'est toujours les mêmes parquet, plafond, le même décor que tu reconnais tout de suite – on a fait des photos, tu ouvres un bouquin, c'est le même angle, parce que c'est la vitre du studio. Il y a peu du matériel d'époque, forcément, mais c'est chargé de sens. Et c'était trop beau de vivre une expérience pareille.
Après, tu ramènes tout ça "à la maison", comme dit l'autre...
On rentre à Lyon et on fait du découpage, du remontage, de l'éditing, avec Xavier Desprat, qui était à Londres avec moi. C'est l'étape la plus pénible : il faut tout recaler à partir des guitare-batterie de dix minutes. Mais je savais ce que je voulais, donc c'était intéressant. On commence à faire des overdubs, rajouter des guitares. Je reviens à Paris en juin pour faire les basses et claviers avec Fred Jimenez et Jean-Max Mery. Fred, je l'avais rencontré après l'hommage AuRA aime Murat, avec Stardust. Il était là quand on avait offert l'album à Jean-Louis. C'était un rêve aussi de jouer avec lui.
Comment diriges-tu ces séances d'overdubs ?
En général, je laisse beaucoup de liberté. Et après, je taille dans la masse et sacrifie plein de trucs. Là, ils n'y avait même pas de voix témoins, que des instrumentaux qui étaient découpés, c'était propre. Et je leur ai demandé de proposer des choses. Je te parlais des Beatles : McCartney n'était pas un vrai bassiste, plutôt un mélodiste qui joue de la basse... Fred Jiménez est lui aussi mélodiste – le disque qu'il a composé pour Murat, A Bird on a poire, est formidable – mais en groupe il joue "droit", vraiment dans l'intention. Parce que malgré le désir d'un album très orchestré, je voulais quand même qu'il y ait dessus une espèce de tension rock. Et Fred Jimenez, c'est carrément ça.
C'est toi qui fais toutes les guitares, cette fois… Tu fais peu de solos, me semble-t-il. Tu te considères plus comme un guitariste rythmique ?
L'un des nombreux partis pris de ce disque, c'était aussi qu'il n'y ait… aucun solo de guitare. Même pas par moi. Alors que j'adore ça : à mes débuts, j'étais guitariste soliste de groupes de reprises. On jouait du Led Zeppelin, du Clapton. J'ai une énorme culture de guitariste soliste. Mais, avec les années, je me suis mis à chanter, donc à m'accompagner. Sur scène, avec mes musiciens, je prenais quand même la moitié des solos, parce que j'aime trop ça. Mais aujourd'hui, j'en joue de moins en moins. Donc, je suis de moins en moins bon… et je suis finalement devenu plus un guitariste rythmique, oui. Mais s'il y a un des solos dans un disque, normalement c'est moi qui les fais – sauf si j'ai des invités. Par exemple, sur 57-75, il y avait Yarol Poupaud et Michel-Yves Kochmann, je leur ai donc laissé faire certains solos. Mais celui sur la chanson sur Kurt Cobain, "Kurt #67 & 94"… il fallait que ce soit moi. Ca s'entend : le solo est beaucoup moins bon, c'est normal. Mais je m'en fous. Ca devait être mon solo. Cette fois, je voulais que les guitares soient moins en avant. Et comme j'avais eu des invités sur l'album précédent, ça me tenait à coeur de toutes les faire.
Les cordes avec l'orchestre national de Budapest, ça a dû être aussi quelque chose…
J'ai rencontré il y a quelques années François Rousselot, chef d'orchestre lyonnais qui fait notamment de la musique de film. Il enregistre régulièrement ses cordes à Budapest. On a écrit les arrangements avec mon ami Brice Millat, artiste de musique électro. Je suis assez autodidacte, je ne peux pas composer sans jouer, donc on a trouvé ensemble des lignes mélodiques au piano, il les a écrites, François Rousselot a fait les partitions et on est parti en Hongrie. L'orchestre travaille vite : tout a été dézingué en trois heures. Ils ont tous le casque, le chef d'orchestre met la partition… Alors là, l'émotion ! Le premier titre travaillé a été Imola. Moi, j'ai comme un flashback, je me revois dans mon salon en train d'inventer la suite d'accords à la guitare acoustique… il y a mes fils qui font du bruit autour, j'ai mon petit magnéto, je me dis : tiens, c'est joli cette suite d'accords... Et là, tu as les 28 musiciens qui lancent le truc. J'ai cru que je tombais par terre. A vivre, c'est quelque chose d'extrêmement émouvant. D'ailleurs, je n'étais même pas tenu de venir – je n'ai objectivement servi à rien. Mais je voulais absolument voir. Parce que c'est moment privilégié.
A quel moment as-tu décidé qu'il y aurait des interludes ?
C'était prévu dès le début. Je voulais qu'il n'y ait pas de pause. Que ce soit comme un voyage, ou un film. Ça dure 50 minutes. J'avais comme référence Jours étranges, le premier album de Saez, qui avait de magnifiques interludes. Et aussi plein de souvenirs d'albums de Pink Floyd… Quand j'avais travaillé avec Dominique Blanc-Francard sur l'album précédent, il m'avait dit qu'une des expériences les plus marrantes qu'il avait vécues, c'était l'enregistrement de l'album Le Fil de Camille. Où il y a toujours la même note, un bourdon permanent. C'était très intéressant à faire. Les interludes sont très patchwork : des choses enregistrées au dictaphone, des bouts de mélodies...
Il y a aussi des extraits de livres, de films. Ce sont forcément pour toi des œuvres "de chevet" ? Ou alors, des choses choisies parce qu'elles collaient bien avec les chansons ?
Les deux. Depuis toujours, j'aime placer dans mes textes des citations, parfois de façon un peu secrète. Cette fois, il y en a des frontales : par exemple un extrait lu de Sagan, Les bleus à l'âme, qui introduit le morceau "La jeunesse a tous les droits". Mais, il y en a aussi des plus enfouie : dans "Imola" une autre phrase de François Sagan, quasiment indétectable celle-là… Je lisais un de ses livres à ce moment-là, je l'ai notée en me disant qu'elle collait merveilleusement. Les références que j'ai choisies sont des choses qui me touchent. Dans "Quand les lumières s'éteignent", qui est un peu une chanson sur le rêve et les fantômes, il y a les voix de Truffaut, Belmondo, Delon dans Le Samouraï, Anna Karina dans Pierrot le fou. Il y a même, au tout début, une voix bizarre, inversée… celle du nain de Twin Peaks. J'étais très fan de Lynch. Peu importe que personne ne le détecte, c'est uniquement pour moi. Non seulement ça me parle énormément, mais en plus ça crée une ambiance. Par exemple le texte espagnol de Garcia Lorca... A une époque compliquée de ma vie, je suis parti vivre six mois en Andalousie, abandonnant tout – ou voulant tout abandonner. En rentrant, je me suis acheté ma guitare et j'ai décidé de devenir musicien. Donc, c'est présent dans le disque. Il n'y a que moi qui le sais, mais ça a son importance à mes yeux. Tout a été choisi. La lecture de Gaspard Ulliel, Juste la fin du monde [enregistré pour France Inter en 2016], c'est aussi un texte que j'adore.
La pièce de théâtre ou le film ?
Je n'aime pas le théâtre. Je crois que je suis trop fan de cinéma pour apprécier le plan unique du théâtre et l'absence de découpage. C'est incroyable, ça me met mal à l'aise à chaque fois. Je sais que je passe à côté de grandes choses... J'ai donc découvert l'écriture de Jean-Luc Lagarce par le film de Xavier Dolan. Après, j'ai lu les pièces et surtout…
Son journal ?
Voilà. C'est long mais incroyable. J'en ai plusieurs tomes, que je lis de temps en temps. Le passage de Gaspard Ulliel, c'est exactement mon vécu. Adolescent, j'étais tellement fou de musique que je passais ma vie le Walkman dans les oreilles. Dès que je pouvais, je quittais la maison et marchais toute la journée, la nuit. Je marchais sur des voies ferrées, comme dans le texte.... Ca me parle, j'ai fait pareil. Donc, oui, bien sûr, c'est très important pour moi, en plus de se mêler bien à la musique.
Dans "Délaissée", il y a une référence à Annie Ernaux, ou c'est un hasard ?
C'est volontaire bien sûr. Il y a plein de références. La femme gelée, bien sûr, d'Annie Ernaux. Quand, dans le texte, je dis que "je suis la veuve d'un homme vivant", c'est une référence à Ben Harper qui a écrit une chanson qui s'appelle "The widow of a living man". Voilà, il y a plein de choses comme ça. Il y a même une citation empruntée à Goldman dedans, puisqu'à un moment je dis "Que fait-on de ces douleurs qui pleurent à l'intérieur ?" C'est une phrase de "Puisque tu pars".
Parenthèse : au concert Ciné-Songs organisé par Stardust à la Bourse du Travail à Lyon [le 19 octobre 2023] tu reprenais une rareté de Goldman, la chanson "Lisa", B.O. du film L'Union sacrée. Je sais que tu l'aimes beaucoup, on en a déjà parlé… Est-ce que c'est compliqué, quand on est chanteur de rock, d'assumer son admiration pour ce pur chanteur de variété ?
Je trouve très hypocrite de dire qu'on adore Cabrel et Souchon et qu'on trouve que Goldman c'est de la merde. Pour moi, c'est une posture de dire que Souchon, c'est bien, et d'assassiner Goldman.
Les disques de Goldman, notamment les plus tubesques, ceux des années 80, ont quand même moins bien vieillis sur le plan sonore que ceux de Cabrel ou Souchon.
Évidemment. Son problème, c'est qu'il a vraiment recherché le succès et a tout fait pour l'obtenir. J'écoutais tout à l'heure une interview de mon copain Frédéric Bobin. Le journaliste lui disait que finalement, quand une chanson fonctionne guitare-voix, c'est déjà le signe que c'est une bonne chanson, peu importe l'orchestration faite après. Je crois que c'est vrai. C'est-à-dire qu'évidemment que les chansons de Francis Cabrel ou d'Alain Souchon sont très peu orchestrées et qu'on a tout de suite l'impression que ce sont des bonnes chansons. Mais si tu prends une chanson de Goldman, triturée ou tordue par une prod' dégueulasse et démodée, et que tu la joues à la guitare… ça marche.
Musicalement, si je devais comparer Synopsis au précédent 57-75... J'utiliserais une métaphore corporelle. 57-75 était musculeux, sculpté, puissant. Sur Synopsis, le relief créé par les interludes permet aux chansons d'être efflanquées, maigres parfois, même un peu rêches. Le relief n'est pas au sein des morceaux, mais dans le rapport entre eux et ce qu'il y a autour. C'est le déroulé du disque qui dévoile les contrastes, plus qu'une production "sculptée".
Exactement. Comme des pièces de puzzle. 57-75 était un album coup de poing. Il devait témoigner d'un certain état d'esprit. Il fallait qu'il soit frontal. Cet album, j'en suis extrêmement fier, c'est exactement celui que je devais faire à cette époque de mon existence. J'étais en colère, j'avais eu des problèmes dans ma vie personnelle. Il fallait que j'y réponde comme ça. En plus, le disque a été très bien reçu, ce qui m'a conforté dans l'idée que ça vaut la peine d'aller chercher les choses profond en soi. Ce que je fais sur celui-ci aussi, mais d'une autre manière. Là, c'est un panorama. Au lieu d'être frontal, on suit un chemin plus sinueux. Au fond, on parle toujours un peu que de soi… alors autant faire le parcours le plus vaste possible. Un voyage. Ce n'est pas frontal, c'est du détour permanent.
"Imola", on voit à quoi ça fait référence... mais l'intelligence du texte, c'est qu'il pourrait s'appliquer à n'importe quel gosse rêvant de sortir de sa "condition", d'échapper à la norme. Et la fin, avec l'archive sonore, revient à la mort d'Ayrton Senna... C'est un événement qui t'a marqué ? Est-ce que ça se rapproche de la mort de Cobain évoquée sur le précédent disque?
Tu l'as très bien compris : je ne parle pas d'Ayrton Senna dans cette chanson, je parle de moi. Et la chanson "Kurt #67 & 94", elle ne parle pas non plus de Kurt Cobain, mais d'un adolescent qui écoute Kurt Cobain et essaye de devenir aussi noble de cœur que l'était son idole. Cette personne, c'était moi, le petit ado qui avait envie un jour de devenir musicien et d'être respectable. "Imola", au départ, c'est l'idée que je vais parler à la place d'Ayrton Senna. Première personne du singulier : ce n'est pas moi qui parle d'Ayrton Senna, c'est Senna qui parle lui-même. Mais tu as raison, c'est très générique. Ça parle de quelqu'un qui a envie de se singulariser. Il y a ça dans ces deux textes. C'est toujours intéressant de parler de gens un peu atypiques, qui donnent l'envie à ceux qui les idolâtrent d'être un petit peu mieux que le commun des mortels. Quand j'écoutais Kurt Cobain, que je voyais Senna prendre des risques sur le circuit, j'avais envie d'être un peu mieux que l'ado boutonneux, paresseux que j'étais. Ça me donnait envie d'être un meilleur personnage. Mais il n'y a pas que ça : il y a aussi l'adolescence, la nostalgie en y repensant quand on vieillit. J'aimais beaucoup la Formule 1, je regardais ça avec mon père qui était grand fan. Ce jour-là, j'étais en vacances chez un copain, que j'ai perdu de vue depuis... Le texte dit vrai : on est partis à la plage, le grand prix a continué sans qu'on sache s'il était blessé, vivant, mort. On l'a appris le soir en rentrant de la plage, au journal de 20 heures. Et je me dis : voilà, c'est l'insouciance de l'époque. Je crois que la phrase la plus importante dans le texte, celle qui me touche le plus, c'est "la vie rend anonyme tant d'hommes insignifiants et mourir, c'est la preuve que j'étais vivant". La mort de Senna est emblématique parce que c'était quelqu'un de charismatique. Le même jour, un mec est mort dans la rue et tout le monde s'en fout sauf les gens qui l'aimaient pour qui c'est bien plus important que la mort de Senna. C'est ce que j'ai vécu aussi. J'ai perdu mon père il y a longtemps. Cette phrase, elle est pour lui. C'était quelqu'un de très charismatique et apprécié. Je me dis que le souvenir qu'il a laissé dans la tête des gens, il est dix fois plus puissant que celui du gars qui passe en ce moment ou de toi et moi qui parlons. Je me dis que si je suis devenu musicien, c'est peut-être parce que je ne voulais pas d'une vie ordinaire... que grâce à ces personnages emblématiques j'ai pu vouloir devenir quelqu'un de différent. Parce que j'étais effacé, timide. Personne n'imaginait que je puisse faire un métier public.
"Début de siècle", c'est une accumulation d'avanies et de drames récents. Je remarque que tu as placé Vilnius à côté de Mazan. On avait parlé il y a trois ans [pour un portrait paru dans la revue Hexagone] de Bertrand Cantat : du fait qu'il avait trahi ceux qui aimaient le rock et voyaient en lui presque une "conscience". Il y a eu ces derniers temps de nouveaux événements ou éléments à charge, livres, documentaire. Ton point de vue s'est aggravé ?
"Début de siècle" s'appelle comme ça parce que Noir Désir avait publié en 1996 une chanson intitulée "Fin de siècle". Je n'en finirai jamais avec mon atavisme Noir Désir. C'est un conflit terrible pour moi qui ai adoré ce groupe. Comme je te l'avais dit, Vilnius, c'est une trahison abominable de la valeur qu'on accordait à cet individu. En effet, les enquêtes récentes accentuent ce sentiment de trahison et sa faiblesse. Je pense que le problème n'est pas cette faiblesse en soi, mais la cristallisation de notre regard. On l'a déifié comme étant le représentant de ce qu'on pensait. Ce qui a évolué, c'est qu'on sait à présent que son ex-femme et les membres du groupe ont menti. C'est ça qui est extrêmement choquant. "Début de siècle", au départ, c'était l'idée de faire le catalogue des problèmes survenus sur le premier quart du siècle. Je me suis dit qu'un des événements majeurs de cette période, c'est le changement de regard vis-à-vis du droit des femmes. J'ai écrit le texte au moment du procès Pelicot, et m'est venue la phrase "De Vilnius à Mazan, le même air arrogant et la même chair en lambeau". C'est-à-dire le même mépris de la condition de la femme.
Il y a aussi ça dans "La jeunesse a tous les droits", quand tu parles des "petites filles punks"...
"Les petites filles sont des punks écrasant leurs bourreaux. Les garçons sensibles aident à leur faire la peau". Parce que les garçons sensibles, désormais, défendent les filles. Ils ne se cachent pas derrière. Effectivement, dans la géographie des drames du XXIe siècle que relate ma chanson, il y a l'idée que le Bertrand Cantat de Vilnius est l'équivalent de Pelicot à Mazan. C'est la même torture inqualifiable. Mon sentiment s'est aggravé. Et en même temps, mon écartèlement intérieur persiste. Parce que c'est une musique que j'ai aimée. Et que c'est un homme que je déteste.
"La jeunesse a tous les droits" est intéressante : même arrogante ou injuste, on lui passe tout. Elle a même le droit de se tromper, d'être un peu seule contre tous...
Bien sûr. Ce que j'en dis, c'est que rien ne remplace l'espèce de jubilation de la jeunesse. Personnellement, même si je suis beaucoup plus sûr de moi, apaisé, et même beaucoup plus heureux à mon âge... rien à foutre : je préférais quand j'avais 17 ans ! Je suis allé voir cet hiver le biopic sur Bob Dylan, dont je suis hyper fan… C'est drôle, parce que tous les fans de Dylan autour de moi continuent à l'idolâtrer aujourd'hui encore, vont le voir en concert – et je comprends tout à fait. Alors que moi, j'ai un problème avec ce Bob Dylan-là… Je dirais même que, quelque part, je le déteste. J'ai compris quel était mon problème avec lui – et mon problème avec la vie – en allant voir le biopic. Je m'en doutais déjà, mais ça l'a résolu. J'ai écrit la chanson juste après. Elle est directement inspirée de ça : ce que j'aimais chez Bob Dylan, c'était l'insouciance abrasive qui fait qu'il n'en avait rien à foutre de rien. Il joue en électrique au Festival de Newport en emmerdant tout le monde, en désacralisant son totem, parce qu'il en a envie. Cette espèce de jeunesse, dédaigneuse, arrogante même, très arrogante… Mais à mes yeux, Dylan meurt en 67, quand il annonce avoir eu un accident. Pour moi, ensuite, c'est un remplaçant… Il change de voix, de style. Il ne fait plus de la musique aussi habitée par l'envie d'emmerder le monde. Même si, au fond, il n'en fait toujours qu'à sa tête – ça fait 70 ans qu'il fait ce qu'il veut, au mépris des critiques, quelque part c'est lui qui a tout compris... Moi, j'ai un fils qui devient adolescent, et je commence à avoir des attitudes de vieux con qu'avait mon père quand il me reprochait de faire de la musique trop forte dans ma chambre. Et je me dis : mais en fait, c'est lui qui a raison. C'est-à-dire que c'est la jeunesse qui prend le pouvoir, il n'y a que la jeunesse qui compte… C'est une question existentielle, importante. J'avais envie d'en parler dans cette chanson. Elle sera d'ailleurs le deuxième single, après Quelques jours avec toi.
Il y a une nouveauté sur ce disque : des chansons d'amour. Jusqu'ici, à part dans "La réponse", titre d'un de tes premiers albums que tu joues encore sur scène, il n'en était pas vraiment question… Cette fois il y a "D'elle", "Quelques jours avec toi", et surtout "Je n'oublie rien", qui est sans doute ta chanson la plus lyrique.
C'est une des plus intimes en tout cas. Et "La réponse" est effectivement une chanson importante pour moi.
Entre les deux, il y a donc eu deux disques presque dépourvus de chansons d'amour. Comment expliques-tu cela ?
Disons que… Je ne peux pas ne pas réfléchir. C'est une grande qualité, mais c'est aussi mon talon d'Achille. Je ne peux pas faire les choses de manière spontanée. Je cogite toujours beaucoup. C'est comme ça. C'est mon caractère. Donc, je fais partie des auteurs… qui n'aiment pas écrire des chansons d'amour parce que je trouve ça hyper cliché. "Je l'aime à mourir", ça ne marche pas pour moi. Après, si on cherche, je vais en trouver qui me font fondre. Je ne suis pas infaillible. Mais en tant qu'auteur... Écrire là-dessus m'est difficile parce que je suis très pudique. Je n'aime pas parler de ce genre de choses. Même s'il existe des exceptions : la chanson qui m'a fait connaître, "La réponse", est effectivement une chanson d'amour. Donc, a priori, c'est complètement le contraire de ce que je viens de te dire... Et en même temps non, parce que je trouve que cette chanson d'amour a un angle un peu original. "La réponse", c'est la réponse... au problème. J'en suis assez satisfait, j'avoue. L'esthétique des projets dicte un peu les choses aussi : je voulais un album rock en 2022 ; et un album ouvert, très orchestré en 2025. C'est la différence. Après, on écrit en fonction de ses inspirations, de ce qu'on a vécu. Je te l'ai dit tout à l'heure, en 2022, le disque 57-75 témoignait d'une époque conflictuelle, douloureuse pour moi – pas sur le plan sentimental. Sur la perte de parents, des conflits dans mon entourage, des choses lourdes, vraiment. C'était une très bonne réponse. Ces trois dernières années, je me suis posé des questions sur le fait de vieillir, le couple, le devenir d'une relation, les raisons pour lesquelles on est en amour. Ca a donc réémergé. La chanson "D'elle" a été enregistrée en 2019, mais le texte est beaucoup plus ancien. Je l'avais gardé de côté parce qu'il parle de quelqu'un de précis. Ce n'est pas un hasard si je le mets sur ce disque-là : ces questionnements aboutissent à des choses positives. Cet album est plus souriant que le précédent.
On a l'impression que la protagoniste perdue de "Je n'oublie rien" est antérieure à celle de "La réponse".
Oui et non. Disons que "Je n'oublie rien" évoque une protagoniste ancienne qui avait permis la découverte de la protagoniste de "La réponse" et "D'elle". A savoir : la personne avec qui je vis désormais depuis longtemps. Mais dans "Je n'oublie rien", je l'évoque quand même, je ne parle pas uniquement de la première. C'est vraiment du personnel, là. C'est ce que j'ai traversé ces dernières années, ces questionnements, ces réactions qui m'ont amené à en parler de cette façon. Même sur un titre comme "Délaissée" aussi, d'ailleurs, qui peut être vu comme l'envers du décor, le négatif – les questions que l'on se pose quand ça ne marche pas ou qu'il y a des problèmes. Je pense que c'est une des meilleures chansons que j'ai écrites. Ce texte, je le voulais vraiment poignant, répétitif. Ça ressemble un peu à "Caroline" de MC Solaar, avec ce sample de mellotron qui tourne pendant que le gars récite une histoire triste. C'est un peu la même chose du point de vue d'une femme.
Dans "L'équilibriste", tu opposes une foule amorphe à un personnage seul, et le texte dit "toi tu sais, c'est toute la différence, ce qu'il faut de courage pour tenir la cadence". Ton disque précédent était beaucoup dans le "nous". Tu te défies maintenant de la foule ?
J'ai un copain qui me dit que je devrais écrire davantage de chansons de personnages, raconter des histoires. Je l'ai déjà fait un peu. "Kurt #67 & 94" n'était pas sur Kurt Cobain, mais sur l'adolescent écoutant Kurt Cobain. Il se trouve que c'est moi, mais c'est quand même un personnage. J'ai essayé d'écrire plus comme ça, cette fois. "L'équilibriste" est un personnage qui se juge en fonction des gens qu'il met à distance de lui. C'est pour ça qu'il y a le texte de Lagarce à la fin, le gars qui marche tout seul dans la nuit, etc. Cette fois, le disque devait parler de parcours personnel. Et puis, il y avait une dimension un peu plus sentimentale, on l'a dit. En fait, la seule chanson qui est un peu engagée, c'est "Début de siècle". Les autres parlent toutes d'autre chose, mais c'était volontaire.
Tu parles de personnages. "Délaissée" évoque une situation de frustration, y compris sexuelle, du point de vue féminin. C'est compliqué d'écrire sur un sujet qui n'émane pas de soi ?
Je ne sais pas. Il n'y a pas de loi. Il y a des textes que j'ai mis très longtemps à accoucher, d'autres qui sont venus très vite. Mais je mets en général toujours du temps à écrire. D'abord parce que je n'écris pas régulièrement : je m'y remets tous les trois ans quand je dois faire un disque. La chanson qui a été la plus difficile à écrire, sur ce disque, c'est "Je n'oublie rien", bizarrement. J'ai beaucoup galéré, changé de point de vue. "Imola" aussi a été longue. C'était soit trop introspectif, soit trop éloigné. Je ne trouvais pas la bonne distance. "Délaissé", je n'ai pas eu trop de mal à matérialiser ce que j'avais en tête. À un moment, ça dit "courant à corps perdu" : le corps perdu, c'est la frustration sexuelle aussi, comme tu l'as signalé. "Tourner le dos, c'est la possibilité qu'il vienne m'enlacer" : j'aimais bien cette idée, mais elle était dure à faire rentrer dans le nombre voulu de syllabes…
Dans "Quelques jours avec toi", l'histoire d'amour permet d'échapper à la mesquinerie de nos sociétés. Le commentaire sur le monde est encore là, malgré la touche plus amoureuse.
Oui, c'est un parcours. On s'oppose à la morosité ambiante, à l'immobilisme, la soumission. Il y a quand même le monde autour. Mais j'en parle moins… politiquement, c'est un trop grand mot pour des chansons ; disons moins sociologiquement que sur le disque d'avant. C'est la plus ancienne chanson du disque : elle date de l'époque de mon premier album, colle à l'énergie de ce que j'écrivais alors, j'aurais pu la sortir à ce moment-là. Mais comme elle est un peu sentimentale et que je ne n'étais pas trop là-dedans, je ne l'avais pas fait. Donc, je la garde depuis toujours. Tous ceux qui la connaissent me disent que c'est une bonne chanson en termes de dynamique, d'énergie, de musicalité. Mais elle n'est peut-être pas tout à fait représentative du reste du disque...
En même temps, c'est une chanson qui marche en single et les parties de cordes sont superbes.
Tu as repéré le clin d'oeil à "Stay" de Bowie, mais tu n'as peut-être perçu que là, il y avait une référence… à "Eleanor Rigby", des Beatles. A un moment, dans les couplets, il y a une petite montée de cordes, assez évocatrice. J'aimais beaucoup cette idée : on a enregistré à Abbey Road, on a un orchestre symphonique, on vous met un petit coup des Beatles.
Ce rêve réalisé, il t'en reste d'autres ?
C'est un grand fantasme d'aller dans les lieux où ont été faits les albums qu'on adore. Pour enregistrer les voix, je suis retourné au studio Méga, à Suresnes, où j'avais déjà eu la chance en 2019 de faire une séance. (Il s'appelle maintenant Abbey Road Institute. Aucun rapport avec ce que j'ai fait moi à Londres : ça a été racheté par Abbey Road qui en a fait une école d'ingénieurs du son. C'est drivé par Pierre Jacquot, ingé-son lui-même). Ce studio a hébergé énormément d'enregistrements d'artistes de variétés françaises. Goldman y a fait En passant ou les albums de Céline Dion ; Obispo a aussi beaucoup enregistré là-bas. Cabrel aussi.
Ce n'est tout de même pas aussi prestigieux que Gang...
Gang, c'est mon dernier fantasme. C'est le dernier endroit où je rêve d'aller... avec le Power Station pour Bruce Springsteen. Ça, je n'y arriverai pas.
Et Electric Lady, quand même...
Il faudra faire un doublé new-yorkais un jour. (rire)
Chez Stardust, tu es directeur artistique et arrangeur pour de nombreux artistes. Est-ce que cela t'a servi à avoir une vision plus claire de ce que tu voulais sur tes propres disques ?
Oui. C'est sûr, j'ai énormément progressé dans la direction artistique et les choix de réalisation en accompagnant d'autres artistes, me confrontant à d'autres écritures, d'autres intentions. J'ai énormément ouvert ma palette. Ça, et le fait de travailler avec des intervenants de renom, Bénédicte Schmidt, Dominique Blanc-Francard, Pierre Jacquot, les ingénieurs du son… Cela permet, par imprégnation, de choper des trucs d'arrangement, d'enregistrement. Par exemple, avec Pierre Jacquot, j'ai compris que pour une voix lead, il faut faire trois voix avec des tessitures, des textures différentes. Même si le commun des mortels n'en entendra généralement qu'une seule. C'est une façon d'épaissir le son. Il y a sur ce disque, des doublages, échos, voix murmurées, des trucs qu'on n'entend pas forcément mais qui enrichissent le tout. J'ai énormément appris avec lui sur comment diriger des séances de voix. Pareil sur les guitares, sur les manières de faire avec différents amplis, etc. C'est de l'ouverture d'esprit, l'envie de résoudre certaines problématiques. C'est passionnant. Je suis vraiment un passionné de studio, de fabrication. C'est vraiment ça qui me fait vibrer.
