"Je pense la Terre comme un être, comme notre corps : l'eau, l'air, l'arbre, la pierre, la plante sont des êtres comme notre corps." Otobong Nkanga, 2022
Tisser la mémoire du monde
Avec I dreamt of you in colours, Otobong Nkanga fait du Musée d'Art Moderne de Paris un territoire poreux, où la matière devient langage et la terre, corps pensant. Première rétrospective parisienne de l'artiste nigériane installée à Anvers, cette exposition déploie une oeuvre qui refuse la séparation entre le vivant et l'inanimé, entre le geste et la géologie. Installations, tapisseries, peintures, photographies, poèmes et performances composent un récit du monde fondé sur la circulation, la réparation et la mémoire.
Née à Kano en 1974, formée à Ife-Ife, Paris et Amsterdam, Nkanga inscrit son oeuvre dans une réflexion sur la transformation des paysages, l'exploitation des ressources et les cicatrices coloniales inscrites dans les corps comme dans les sols. Elle relie les histoires humaines aux strates minérales de la planète, tissant des correspondances entre la dépossession des terres et celle du féminin. Chaque oeuvre se déploie comme un organisme vivant, un espace de respiration et de résistance où la matière devient sujet.
In Pursuit of Bling, 2014, Divers matériaux (textile, minéraux, vidéos, etc.), dimensions variables, KW Institute of Contemporary Art, Berlin, Germany
La poétique des strates
Chez Nkanga, le visible n'est jamais une surface, mais une sédimentation. Ses tapisseries et installations se construisent comme des archéologies sensibles, où fibres, pigments, métaux et sons composent des géographies affectives. L'artiste pense en couches : d'histoire, de mémoire, de blessures. Elle observe les cycles de transformation entre l'humain et son environnement, entre le corps et la roche, entre le silence et la résonance.
La stratification devient ainsi métaphore politique. Sous la beauté formelle, la terre se révèle comme le lieu d'un conflit entre extraction et réparation. En convoquant la mémoire coloniale, Nkanga met en tension la douceur du tissage et la violence des systèmes économiques qui gouvernent la matière. Ce dialogue entre délicatesse et désastre fonde une esthétique de la persistance, celle d'un monde qui survit malgré tout.
Beacon - Prominence, 2024, ceramic, steel, lavender 215 x 77 x 65 cm, Lisson Gallery
Réparer le visible
L'art, chez Nkanga, est un acte de soin. L'artiste explore les forces réparatrices du geste créatif, non comme utopie, mais comme pratique concrète de réconciliation entre les êtres et les choses. Dans From Where I Stand (2015), oeuvre emblématique acquise par le musée en 2022, la cartographie devient territoire intime : fragments de terre, d'eau et de mémoire s'assemblent en un tissu mouvant, où les frontières s'effacent.
Certaines oeuvres anciennes, réactivées pour l'exposition, se voient augmentées d'éléments réalisés in situ. Nkanga travaille dans le temps long, comme si chaque pièce continuait de croître au contact du lieu. Cette logique de réinvention perpétuelle traduit une pensée circulaire, proche des cosmologies africaines où tout est relié, les pierres, les souffle
From Where I Stand, 2015, tapis, cônes, cristaux, poudre de mica, etc, MIMA.
Une écologie du sensible
Otobong Nkanga construit une écologie qui ne relève ni du militantisme ni de la contemplation, mais d'une poétique du sensible. Elle interroge les circulations invisibles, celles des matériaux, des émotions, des savoirs, et révèle comment le capitalisme les dévie, les altère, les épuise. Face à cela, son oeuvre invente une contre-économie du soin et du partage.
Ses compositions textiles, ses objets hybrides et ses installations performatives relèvent d'une pensée de la perméabilité : entre les disciplines, entre les cultures, entre les règnes. L'artiste revendique un lien charnel à la terre, non comme métaphore, mais comme expérience somatique du monde. Chaque pierre, chaque fibre y devient messagère d'une connaissance ancestrale, d'une mémoire à la fois intime et planétaire.
Présentant des oeuvres issues du Stedelijk Museum, de la Fondation Beyeler, du Centre Pompidou ou du CNAP, le MAM compose une scénographie fluide et organique, où les matières dialoguent comme des corps. Paris, le temps d'une saison, devient le coeur battant d'un écosystème en réinvention.
Lined with shivers sprouting from the rock, 2021, tapis en laine, cordes en coton nouées à la main, sculptures en bois de hêtre pleureur, sculptures en verre soufflé à la main, sculptures en argile, métal, vidéo, matériaux organiques et diverses huiles.
Rêver la Terre autrement
Dans I dreamt of you in colours, la couleur n'est pas simple ornement : elle est force vitale, vibration du vivant. Le geste devient racine, le regard, respiration. L'exposition propose une vision déhiérarchisée du monde, où la pensée se tisse dans la matière et où l'art devient langage de la réparation.
Entre mémoire et renaissance, Otobong Nkanga élabore une oeuvre d'équilibre, ni plaintive ni didactique, mais traversée d'une lucidité tendre. Son travail convoque une écologie de l'empathie : celle qui consiste à écouter le monde plutôt qu'à le posséder. I dreamt of you in colours nous invite à sentir la Terre, à la rêver autrement, à reconnaître en elle, peut-être, notre propre corps.
Otobong Nkanga
Crédits photos : Paola Simeone, avec l'aimable autorisation du Musée d'Art Moderne de Paris