Parler de fausse couche en poésie : pas très emballant au premier abord… Pourtant, s’il est un art capable d’évoquer sans pathos cet "événement" souvent invisibilisé - par honte (l’échec qu’on préfère garder pour soi) ou impensé sexiste (la relégation de la femme échouant à procréer) - c’est bien la littérature, art de l’intime, lieu par excellence de la lutte de soi contre soi.

Dans ce recueil court mais frappant, la Québécoise Clémence Dumas-Côté cherche à cerner l’indicible, mettre en mots ce bout de vie (qu’il soit simple amas de cellules ou déjà ombre d’enfant, selon l’affect ou la philosophie qu’on y met) qui, par définition, restera sans visage. Pour ce faire, elle adopte des règles quasi théâtrales : unité de temps, de lieu, d’action. Une nuit (du 10 au 11 juillet), une maison en forêt (à Gore, village des Basses-Laurentides), un séjour en famille où elle perdit un foetus d’environ deux mois. Le quatrième de couverture pose ces éléments comme un départ de roman. Sauf qu’il s’agit bel et bien, ici, d’un recueil de poèmes…

N’ayant pas à décrypter pour comprendre de quoi il retourne, on se focalise sur la façon de le dire, les images invoquées pour y parvenir. L’autrice utilise un vocabulaire simple, une langue de tous les jours (très peu de tournures purement québécoises). Mais - c’est là que niche le "travail" de formulation poétique - elle les agence de façon à nous les faire percevoir autrement : terre-à-terre, oui… mais en prenant la réalité de biais. Sanguinolent et sentimental, oui… mais avec tournures "artistes" et coq-à-l’âme pour tourmenter tout ça d’un soupçon de métaphysique.

D’abord empêché par de curieux relents de technicité ("les pinces recrachées une par une (...) elle est un dinosaure en métal"), le corps de cette femme se relâche sitôt arrivé à bon port - la maison, tantôt "cabane", tantôt "château", en tout cas fortement liée à l’enfance, ses jeux et histoires. Il y a du monde autour ("trois enfants vivants terminés debout") mais la déjà-mère se retranche ("elle n’avait plus tellement envie d’être votre éclaireur") à l’approche de l’événement.

La majeure partie du récit-poème qui s’ensuit a lieu dans la cabane, sur un lit-radeau où le corps va à vau-l’eau ("Elle se sent fondre bourrée d’ouate, toutes coccinelles évanouies (...) Je vais pondre des fleurs hémorragiques parmi les draps"). Dans ce déballage organique, la modernité repointe le bout de son nez ("la télé entre en contraction (...) aucun poste ne semble le bon pour expulser un ange"), mais brille par son amusante inefficacité : "il faut monitorer mon saignement (...) nue à côté d’une alarme réglée aux heures que je n’entends plus".

Au milieu de ces pages courtes (cinq ou six lignes par strophe), haletantes, un poème plus long - celui de la perte proprement dite. S’ensuivent des rêveries sur la nature de cet amas de cellules, d’abord désincarné ("une poche chaude tombe (...) je ne sais pas quoi faire avec ce sac"), puis peu à peu humanisé ("je prends un squelette sans dessus dessous que j’étreins entre mes bras"). Le vocabulaire de la biologie livre quelques pistes : "j’ai une sporée en moi plus que l’ombre d’un enfant : ce qui s’est émietté de son ombre /ce qui a décanté à l’oeil nu".

Dès lors, même si les enfants "vivants" (qui étaient, le temps du "drame", sortis du champ de vision, avant d’y revenir) prennent en charge le quotidien, se crée un curieux rapport avec ce(lui) qu’on vient de perdre : "tu chantes ton chant de bébé, un opéra pour une personne qui ne parlera jamais". La grammaire perd ses repères ("Je ne sais plus dire tu, je dis moi, puis je dis il puis je dis cellules chantent ?"), l’esprit rebat autrement les cartes ("tu ne meurs pas, j’ai peur de ne pas mourir / j’ai peur de mourir j’ai eu peur que tu meures / je ne mourrai pas"). Il y a une cérémonie ("Au fond d’un trou par-dessus une bulle on jette de la terre"), un trouble qui hantera pour toujours ce lieu ("je devine mon reflet sur l’étang, mon visage se cache sous mon visage").

En annexe - après une citation de Klô Pelgag - un "Manuel d’hantologie" délivre une vingtaine de contraintes créatives "hantées", en lien avec ce qui a été évoqué dans le livre : "1. Intérieur jour, chambre de quartz : écrire sa biographie interdite. Le liquide amniotique sert d’encre. 2 : calculer la longueur du mot "intime" à partir de cheveux coupés. 3 : Parcourir les Laurentides à plat-ventre en cherchant son ombre comme un monstre sous-marin". Et ainsi de suite, comme un jeu… Jusqu’à ce "monticule de cailloux" qui ressemble à une petite sépulture, mine de rien.