Peut-on encore être bouleversé par un peintre du XVIIIème siècle, longtemps relégué aux marges de nos musées ?

Le Petit Palais en fait la démonstration éclatante avec Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), auquel il consacre la première rétrospective monographique jamais organisée à Paris.

Trois siècles après sa naissance, l'artiste revient en pleine lumière dans une exposition d'une centaine d'oeuvres, venues du Louvre, du Met, du Rijksmuseum ou encore de collections privées. Parmi elles, le délicat portrait de Louise Gabrielle avec son chien, jadis commenté par Diderot dans ses Salons.

L'âme des enfants

Greuze fut célébré comme le peintre des émotions. Ses enfants ne posent pas, ils vivent. Le Petit paresseux, présenté à l'Académie en 1755, marque une rupture par sa vérité psychologique.


Jean-Baptiste Greuze, Un enfant qui s'est endormi sur son livre, dit Le Petit Paresseux, 1755. Huile sur toile, 65 × 54,5 cm. Montpellier, musée Fabre.

Plus tard, La Cruche cassée, aujourd'hui au Louvre, transforme un objet brisé en métaphore troublante de l'innocence perdue. Chez lui, l'enfance n'est plus décorative : elle devient miroir d'une société en tension. Rousseau avait raison : l'enfant n'est pas un "petit adulte", mais un être à part entière.


Jean-Baptiste Greuze, La Cruche cassée, 1771-1772. Huile sur toile, 109 × 87 cm. Paris, Musée du Louvre.

Entre tendresse et drame

Des nourrissons allaités aux adolescentes mélancoliques, Greuze explore toute la gamme des émotions. Ses intérieurs familiaux se transforment en tragédies. Dans La Malédiction paternelle, un père chasse son fils ; dans L'Oiseau mort, un enfant découvre la finitude. Plus audacieux encore, il renverse les rôles convenus : au lieu d'une jeune fille tentatrice, il peint le vieillard agresseur. Une dénonciation subtile des violences de son époque.


Jean-Baptiste Greuze, Jeune bergère effeuillant une marguerite, dit La Simplicité, 1759. Huile sur toile, 71,1 × 59,7 cm. Fort Worth, Kimbell Art Museum.

Un moderne insoupçonné

Libre et insoumis, Greuze scandalisa l'Académie avec son Septime Sévère reprochant à Caracalla, portrait d'empereur transformé en adolescent boudeur. Avec son épouse, il inventa une diffusion par la gravure qui fit sa fortune avant sa chute. Jusqu'au bout, il affirma n'avoir rien perdu, sauf ses biens – mais pas son talent ni son courage.


Chaise longue de Madame Greuze

La lumière d'aujourd'hui

Peintre et dessinateur virtuose, Greuze travaille le blanc du papier comme une matière lumineuse. Ses carnations vibrent d'une sensualité presque tactile, ses drapés respirent, ses regards nous traversent encore.


Jean-Baptiste Greuze, Tête de jeune garçon, étude pour Le Fils ingrat, vers 1777. Sanguine sur papier vergé crème, 39,4 × 32,4 cm Collection particulière.

Derrière la tendresse enfantine affleure l'inquiétude d'un siècle en bascule, où l'avenir se joue dans les yeux des enfants. La scénographie intimiste de Matteo Soyer souligne cette modernité insoupçonnée, faisant dialoguer le XVIIIème siècle avec nos interrogations contemporaines sur l'éducation, la famille, la fragilité. Trois cents ans plus tard, Greuze ne peint pas seulement son époque : il peint la nôtre.

Crédits photos : Paola Simeone, avec l'aimable autorisation du Petit Palais