Les disques hommages sont souvent décevants : soit parce qu’ils proposent une vision convenue de l’artiste "honoré" (effet Best-Of), soit parce qu’ils réunissent des gens si différents que ça en devient incohérent. En 2020 est ainsi paru chez BMG AngelHeaded Hipster, double album ambitieux célébrant l’oeuvre de Marc Bolan, leader du groupe T-Rex : plutôt convaincant esthétiquement - grâce à son mixte de contributions personnelles et d’arrangements orchestraux donnant une couleur commune à l’ensemble - et thématiquement (en plus des tubes, quelques chansons d’album pour satisfaire les "puristes"). Hélas, l’assemblage hétéroclite de stars (Nick Cave, Elton John, U2), branchés (Devendra Banhart, Elysian Fields), people (les deux fils Lennon) ou has-been (Joann Jett, Nena - oui, celle de "20.000 Luftballons" !), donnait au tout un côté auberge espagnole bling-bling qui en atténuait quelque peu la portée.
Certes, ce n’est pas grave d’être bling-bing quand on prétend rendre hommage à l’initiateur du glam rock… Mais à tout prendre, on préfère avoir affaire à des inconnus plutôt qu’à ce bottin mondain partant dans tous les sens. En 2007, le Français Johan Asherton avait sorti Cosmic Dancer, son "tribute" à Bolan. En 2020, quelques mois après AngelHead…, l’Américain Matthew Joseph Hugues - alias Automatic Shoes - relevait le gant et proposait le sien, avec moins de moyens que l’aréopage de vedettes… mais une cohérence jamais prise en défaut, lui.
Ce n’est pas la première fois que ce jeune artiste de Washington enregistre du T-Rex : sur la trentaine (!) de publications de son compte Bandcamp, on trouve des reprises de Bolan sur une bonne dizaine d’entre elles. Il a même poussé le fétichisme jusqu’à réenregistrer tout un album - A beard of stars (1970) de Tyrannosaurus Rex, duo-folk tolkienesque précurseur du groupe glam - à l’identique (un peu comme, jadis, le Psycho de Gus Van Sant rejouant Psychose plan par plan). Jusqu’à ce disque-ci, donc, voyage érudit et personnel parmi un répertoire titanesque (Bolan est mort en 1977 à 29 ans, mais a laissé douze albums officiels, une trentaine de singles, des faces B, raretés, inédits, démos réunis dans une multitude de disques posthumes.)
Puisque la sélection est à peu près chronologique, il n’est pas inutile de rappeler brièvement qui était Marc Bolan : né dans une famille juive prolo de la banlieue londonienne (père routier, mère sur les marchés), Mark Feld, dès son plus jeune âge, décide qu’il sera une star. Touché par la fée rock’n’roll dans les années 50, il passe - comme son camarade Bowie - le début de la décennie suivante à chercher à percer dans le monde musical, sans grand succès. En 66, il trouve littéralement sa voix - une nouvelle façon de chanter, comme du blues en accéléré, un genre de bêlement saturé - et sa voie : le folk teinté de fantastique à la Narnia ou Tolkien qui sera la marque de fabrique de Tyrannosaurus Rex à partir de 68. Le duo (Bolan guitare sèche-voix, plus un percussionniste-choriste) devient assez rapidement culte dans la communauté hippie de Londres et leurs albums ou singles font des scores honorables. Mais Bolan ronge son frein : à l’occasion d’un changement de percussionniste, il simplifie sa musique et passe à l’électrique. Soudain, ses racines rock’n’roll (enfouies jusqu’ici sous l’aspect folk acoustique) ressortent. Les textes s’alègent de leur imagerie médiévale ou onirique : ils parlent désormais de sexe, de bagnoles. Aux tunnels de mots de l’ère hippie, Bolan oppose une poésie simple mais efficace, bourrée d’allitérations et d’images-choc. Les tubes arrivent : une dizaine, de "Ride a white swan" (70) à "The Groover" (73), dont les classiques "Hot Love", "Get it on", "Children of the revolution", "20th Century Boy". Bolan se maquille avec des paillettes pour passer à Top of the Pops : il est la première star anglaise de la nouvelle décennie, et les paillettes font des petits - Slade, Sweet, Gary Glitter, et évidemment Bowie s’engouffrent dans la brèche, se maquillent et inventent une musique à la fois référencée et moderne, cultivant l’image et hissant l’ego sur platform-shoes. On appelle ce courant "glam-rock". T-Rex sort l’album générationnel Electric Warrior (71), puis le définitif The Slider (72), avant de connaître quelques revers de fortune à partir de fin 73. Les années suivantes seront pleines d’alcool, de drogue et d’albums mésestimés mais régulièrement passionnants, où Bolan tente une improbable fusion entre la musique de son groupe et des influences noires américaines. Il tentera un comeback, encouragé par l’estime que lui vouent les punks (Damned, Siouxsie) mais mourra dans un accident d’auto (comme Cochran) la même année qu’Elvis sans avoir retrouvé le succès public.
Matthew Joseph Hugues, qui connaît bien son sujet, commence par de l’archéologie: les trois premiers morceaux, de 66-67 (avant même la création de Tyrannosaurus Rex) illustrent en quelque sorte les hésitations des débuts de Bolan : folk dylanien ("Pictures of Purple People"), slow menaçant ("Hippy Gumbo"), rock garage-freakbeat ("Desdemona", du groupe John’s Children, dont il fit partie quelques mois, le temps de leur écrire leurs meilleurs morceaux). La période hippie pastorale (68-70) est bien représentée, notamment par "The pilgrim’s tale" et "The Children of Rarn" (extrait d’un album concept heroïc-fantasy jamais finalisé, dont il existe une démo, enrichie d’overdubs post-mortem). Les années glam sont évidemment mises à l’honneur : "King of the mountain cometh" (face B de "Hot love"), "Monolith" (inspiré d’un vieux tube doo-wop), "Telegram Sam" (boogie galvanisant d’où est extrait le vers "Automatic shoes, automatic shoes give me 3D vision and the California blues", qui donne son pseudo à l’artiste), "Rabbit fighter" (chanson peu connue, au final très émouvant), "Children of the revolution" (avec la seule intervention d’un musicien extérieur - un batteur à la frappe lourde réjouissante - tout le reste est en solo). Les années "défonce" sont quelque peu laissées de côté - hormis "All alone" (réflexion amère sur la solitude inhérente au star-system, écrite en 73 mais publiée en 76) et "Purple prince of pleasure", démo inachevée de 77 que l’artiste complète de nouveaux couplets.
Bien sûr, on ne peut demander à un homme seul de rivaliser avec la machine de guerre T-Rex à son apogée : "Telegram Sam" et "Children of the revolution", les deux immenses tubes interprétés ici, sonnent fatalement un peu pauvre par rapport aux originaux. Bolan, ses musiciens et son producteur Tony Visconti avaient façonné, à partir de 72, un mur du son à la fois massif et subtil, qu’il est impossible, même avec la meilleure volonté du monde, de reproduire avec si peu de moyens. Ces tentatives sont donc belles, enthousiastes… mais fatalement en deça des monstrueuses versions originales (que même T-Rex avait du mal à restituer avec autant d’éclat en concert). Automatic Shoes s’en sort bien mieux sur tous les autres titres - chansons d’album ou raretés ayant moins marqué la mémoire collective, qu’il peut aborder à sa façon, d’une voix juvénile, chaleureuse et émue, sans souffrir de la comparaison.
Et il y a des surprises : sur "King of the mountain cometh", le rockeur érudit introduit un couplet supplémentaire issu de… "King of the mountain" de Kate Bush ! (2005). Soudain, cette chanson à la fois mythologique et égotiste (car le demi-dieu dépeint par Bolan jouant de la guitare Fender n’est autre… que lui-même, on présume) trouve une autre résonance - puisque la chanson de Kate Bush rendait hommage à Elvis Presley. C’est subtil et très malignement fait. Autres surprises : dans la version numérique, trois morceaux supplémentaires. "A kingly thing" est un mashup de "Falling in love with you" (Elvis) et "Dandy in the underworld", l’une des dernières chansons de Bolan, réécrivant le mythe d’Orphée à sa sauce. Sur cette version numérique, il ajoute aussi "Dawn storm" (1976), chanson de désespoir soul au fond du trou, que le leader de T-Rex chantait initialement avec Gloria Jones (artiste Motown, créatrice de "Tainted Love", choriste et compagne de Bolan, à qui elle donna un fils - Rolan Bolan, ça ne s’invente pas -, et qui conduisit, sous l’emprise de l’alcool, la voiture lors de l’accident fatal…) Plus "By the light of a magical moon", retour chronologique au temps béni (1970) où Tyrannosaurus Rex se réinventait joyeux et groovy - "I’m-a gonna dance with my baby", comme une préfiguration du futur), issue du fameux album repris intégralement, comme pour inciter à aller y jeter une oreille.
Dans son texte de présentation, Matthew Joseph Hugues écrit : "pour moi, Marc Bolan est musicalement, sexuellement et politiquement, l’icône la plus ambiguë qui soit. La T-Rextasy [mot forgé pour décrire les scènes d’euphorie-hystérie collective de 71-72] un cheval de Troie pour l’acceptation sociale de tous les marginaux (...) Nous devrions chercher à en retrouver l’esprit et la PUISSANCE, particulièrement en Amérique aujourd’hui". Point de vue pour le moins singulier : Bolan, malgré ses efforts, n’a jamais impressionné l’Amérique. Son rock un peu précieux, son boogie sophistiqué, s’y heurtèrent à un mur d’indifférence. Pas assez redneck, pas assez couillu. Le jeune chanteur américain, qui sur ses pochettes s’expose lui-même dans des poses un peu androgynes, fantasme sans doute sur la libération sexuelle que représenta le glam des années 70 : soudain, après deux décennies de rock macho, il était possible aux hommes d’assumer ouvertement leur part féminine, de jouer d’une possible ambiguïté sexuelle, un caractère irrésolu dans la détermination du genre - en phase avec les thématiques LGBT actuelles. Oui, cette énergie galvanisante, ce relent d’enfance magique, quasi-mythique (de "Child star" à "Cosmic dancer") qui est le propre des meilleures chansons de T-Rex, peut encore mettre du baume au coeur des marginaux… et de tous les autres : Bolan venait d’un milieu pauvre, était de taille minuscule… mais il irradiait d’une confiance en soi surhumaine. Celle-ci se retrouve dans sa musique… et c’est peut-être son legs le plus précieux.
