Marguerite, muse et guerrière : quand Matisse peint l'amour paternel
Marguerite, la fille silencieuse de Matisse
Dans les salles lumineuses du Musée d'Art Moderne de Paris, une silhouette discrète émerge de l'ombre du maître Henri Matisse : sa fille, Marguerite. "Nous sommes comme les cinq doigts de la main", écrit Marguerite Matisse à propos de sa famille. Mais qui était Marguerite Matisse ? Née en 1894 de la relation éphémère entre son père, alors jeune étudiant en peinture, et son modèle Caroline Joblaud, Marguerite est reconnue par Matisse et grandit aux côtés de Jean et Pierre, élevée par la femme du peintre, Amélie Parayre, dans une famille recomposée qui deviendra sa plus grande force.
Une enfance marquée par la maladie : à sept ans, elle subit une première trachéotomie et dissimule, des années durant, la cicatrice sous un ruban noir. Ce ruban devient bien plus qu'un accessoire : son attribut, sa signature. Marguerite devient alors la célèbre "fille au ruban noir", immortalisée dans de nombreux portraits. Elle ne suit pas une scolarité ordinaire : elle est une véritable gosse d'atelier, au coeur de l'univers du peintre, témoin quotidien et silencieux de son oeuvre.
"Tout l'esprit de la famille était dirigé sur l'effort du père", racontera-t-elle, car "au temps de mon père, on vivait avec son drame quotidien, qui était la peinture".
Henri Matisse Marguerite Collioure, hiver 1906-1907 ou printemps 1907
Huile sur toile 65,1 x 54 cm
Musée national Picasso-Paris Donation Picasso, 1978 Collection personnelle Pablo Picasso
Placée sous la direction de Fabrice Hergott, avec le commissariat d'Isabelle Monod-Fontaine, conservatrice générale du patrimoine honoraire, d'Hélène de Talhouët, docteure en histoire de l'art contemporain, et de Charlotte Barat-Mabille, commissaire d'exposition au Musée d'Art Moderne de Paris, l'exposition Matisse et Marguerite : le regard d'un père s'impose comme l'un des temps forts de la saison culturelle. Elle met en lumière, avec sensibilité, la figure aussi intime que méconnue de Marguerite, à travers une sélection bouleversante de dessins rares, de tableaux inédits en France, de photographies et d'archives personnelles.
Patiente et bienveillante, Marguerite n'est pas une muse ordinaire. Elle est la première, la plus fidèle, la plus silencieuse, prête à accueillir les expérimentations formelles les plus audacieuses. Elle traverse l'oeuvre de Matisse comme une présence constante, une vibration tendre, presque sacrée. Dès les premières années, elle est là - enfant pensive, adolescente farouche, jeune femme élégante ou convalescente aux yeux profonds - toujours interprétée par le pinceau de son père avec une intensité rare. "Identification presque complète du peintre et de son modèle", disait Matisse. Avec elle, cette aspiration devient réalité.
Henri Matisse Tête blanche et rose Paris, quai Saint-Michel, été 1914 - début 1915
Huile sur toile 75 x 47 cm
Paris, Centre Pompidou Musée national d'art moderne / Centre de création industrielle Achat en 1976
L'exposition suit un fil chronologique subtil : de Collioure à Nice, en passant par Étretat, les visages de Marguerite évoluent avec les recherches plastiques de l'artiste. Fauve, géométrique, stylisé, toujours sincère. Un des moments les plus poignants reste sans doute la série de 1945, après que Matisse découvre que sa fille a été arrêtée, torturée par les nazis. Chaque trait, chaque ombre semble alors chargé d'une douleur contenue, d'un amour absolu.
Henri Matisse Marguerite endormie Étretat, été 1920
Huile sur toile 46 x 65,5 cm
Collection particulière
Une relation qui se transforme, une présence qui s'efface
À partir de 1920, à Nice, Marguerite partage la scène avec Henriette Darricarrère, une jeune modèle professionnelle. Les portraits deviennent des tableaux de groupe, des scènes intimes et costumées où Marguerite s'efface peu à peu. Son visage, vu de loin, devient flou, parfois détourné. Elle est là, mais en retrait - identifiable seulement à la clarté de ses cheveux.
En 1923, elle épouse l'écrivain Georges Duthuit et se retire des tableaux. Elle devient alors la gardienne de l'oeuvre paternelle. Confidente exigeante, interlocutrice privilégiée, elle n'hésite pas à pousser son père dans ses retranchements. Elle tente aussi, un temps, la peinture : autoportraits, paysages, natures mortes. Une écriture forte, saluée par la critique. Mais le doute l'envahit. Elle se tourne vers la couture, rêve de mode, présente même une collection à Londres. L'accueil est prometteur, mais c'est encore son père qui l'absorbe. Elle devient son agent, son archiviste, son oeil. Elle supervise les expositions, le tirage des gravures, entame un catalogue raisonné.
Henri Matisse Le Paravent mauresque Nice, place Charles-Félix, septembre 1921
Huile sur toile 91,9 x 74,3 cm
Philadelphia Museum of Art Legs Lisa Norris Elkins, 1950 1950-92-9
Une héroïne de l'ombre
En 1944, à 50 ans, elle entre dans la Résistance. Elle devient agent de liaison pour les FTP. Dénoncée, arrêtée, torturée par la Gestapo, elle est incarcérée à Rennes, puis envoyée en train vers l'Allemagne. Elle sera libérée in extremis à Belfort, à la veille de la frontière.
Matisse, affaibli à Vence, ignore tout. Lorsqu'il la retrouve en janvier 1945, il est bouleversé. Deux dessins. Quelques lithographies. Ce seront les dernières représentations de Marguerite dans son oeuvre.
Mais leur lien ne faiblira jamais. Jusqu'à sa mort en 1982, Marguerite restera la mémoire vivante de l'artiste, son ambassadrice la plus fidèle.
Henri Matisse Marguerite Vence, janvier 1945
Fusain sur papier 48 x 37 cm Collection particulière
Un hommage vibrant et immersif
Au-delà de l'émotion intime, l'exposition propose aussi une expérience inédite : Danse Danse Danse - Matisse, une immersion en réalité virtuelle signée Agnès Molia & Gordon. Pensée comme une chorégraphie numérique, elle plonge le visiteur au coeur des plus célèbres tableaux dansés du peintre, de La Danse (I) à La Danse de Paris, en passant par La Danse de Merion ou La Danse inachevée.
Une manière de ressentir physiquement l'élan vital et poétique de l'oeuvre. Et de percevoir, en filigrane, cette force discrète qu'a toujours incarnée Marguerite : celle d'une femme dans l'ombre, lumineuse à sa façon.
Marguerite, silhouette silencieuse et essentielle, y apparaît comme un fil conducteur sensible de toute une vie d'art. Une ode au féminin, à la mémoire, et à la beauté du lien.
Un hommage essentiel à celle qui fut bien plus qu'un modèle. Une femme libre, intense, et indélébile.
Crédits photos : Paola Simeone, avec l'aimable autorisation du Musée d’Art Moderne