On avait reparlé d’Anne Wiazemsky, de son passé et de son œuvre, au moment de la sortie du "Redoutable", film de Michel Hazanavicius consacré au parcours de Godard durant mai 68.

Poursuivant la démarche autobiographique de Jeune fille, le beau livre sur le tournage de son premier film "Au hasard Balthazar" avec le légendaire Robert Bresson, elle avait raconté son histoire avec le cinéaste de la Nouvelle Vague dans "Une année studieuse", puis "Un an après".

Des œuvres à la fois émouvantes et pudiques, où le devenir adulte coïncidait avec un monde qui voulait faire sa révolution. Anne Wiazemsky unissait d’ailleurs plusieurs mondes : avec son grand-père, François Mauriac, elle hérite d’une certaine France et de sa littérature.

Fille d’un prince russe, elle portait en elle un univers ancien. Pour Godard, elle devient la jeune femme du monde à venir, celle qui discute avec Francis Jeanson dans un train, celle qui se demande comment changer les choses.

La vie d’Anne Wiazemsky n’a pas commencé avec Bresson, et fini avec Godard. Celle qui a proposé une interprétation très libre, très seventies de George Sand dans le film de Michèle Rosier "George Qui ?" a elle-même tracé son parcours.

Son parcours d’actrice d’abord : elle laisse une présence, rare mais magnétique, dans le cinéma, inspirant Pasolini et Philippe Garrel. Et puis, Anne Wiazemsky était aussi devenue écrivaine, elle-même adaptée au cinéma à de nombreuses reprises. La cinémathèque rend hommage à cette femme aux talents multiples dont le beau visage calme n’a pas fini de nous hanter.

Comme cinéaste, Anne Wiazemsky a signé un documentaire consacré au film" Les Anges du péché", réalisé en 1943 par Robert Bresson, son premier mentor. "Les Anges 1943, histoire d’un film", (2004) revient sur la genèse et la réception de ce premier film qui était alors en cours de restauration à Bois d’Arcy.

Sans proposer une analyse précise du film de Robert Bresson, Anne Wiazemsky parvient à nous faire retrouver une époque. Ce sont surtout les interviews qui émeuvent. On entend les voix fatiguées de Jani Holt et Renée Faure, voix qui contrastent avec la jeunesse des deux femmes au moment où elles sont filmées par Bresson. Avec cet hommage à Bresson, Anne Wiazemsky revient sur les débuts de celui qui la fit, elle-même, entrer dans le monde du cinéma sous les traits de Marie.

La Cinémathèque proposait aussi de revoir Anne Wiazemsky actrice. Leur choix s’est porté sur "L’Enfant secret", de Philippe Garrel*.

Les films les plus récents de Philippe Garrel sont courts, limpides. Pas un plan inutile, pas une seconde de trop. Ce n’est pas de la sécheresse, non, c’est autre chose. Une forme de pureté, peut-être. A revoir les films plus anciens de cet éternel révolutionnaire, on retrouve bien un cinéma parcouru par les mêmes obsessions, mais dont la forme a évolué.

Au fond, c’est toujours la même histoire. Il y a un homme, qui aime une femme. Elle l’aime aussi. Mais pas pareil. Ou alors, c’est lui qui ne sait pas comment l’aimer. Dans tous les cas, cet amour est souffrance, et se conjugue avec la nostalgie d’un monde perdu, celui dont on rêvait après mai, après la révolution et la fin des idéaux du vieux monde, engoncé dans le bonheur bourgeois.

Jean-Baptiste (Henri de Maublanc), le personnage masculin de L’Enfant secret, a le costume du héros garrélien. Si le Werther de Goethe est en jaune et gris, l’amoureux romantique, souvent artiste, chez Philippe Garrel, est plutôt vêtu en noir et blanc. Les habits ont quelque chose d’un peu désuet, les vestes en velours de dandy déchu évoquent les combats et les aspirations passés.

Jean-Baptiste, donc, aime Elie. Elie, c’est Anne Wiazemsky, superbement filmée. Ses cheveux, bouffants à la mode des années 70, encadrent son visage de Modigliani et lui dessinent une sorte de couronne, ou de halo de lumière autour de la tête. Cette clarté ne fait que renforcer l’ombre sur son visage, qui devient mystérieux. Toujours différent, toujours gracieux, de mille façons.

Philippe Garrel sait prendre le temps pour filmer cette histoire d’amour qui fait mal. Le rythme si particulier de ses films de l’époque rend parfois leur visionnage compliqué. On n’y rentre pas forcément tout de suite, si tant est qu’il faille nécessairement entrer dans un film.

Dans les films de Philippe Garrel, il faut apprendre à sentir, à respirer, à regarder selon son rythme. Et si l’on y parvient, quelque chose de miraculeux se produit.

Parce que Philippe Garrel donne à voir ce qu’on ne montre pas assez dans le cinéma français : le temps. Quand il filme, pendant de longues minutes, Anne Wiazemsky dans "L’Enfant secre"t, ou, par exemple, Jean Serberg dans "Les Hautes solitudes", il ne se contente pas de créer de belles images de belles femmes.

Petit à petit, il dévoile ce qu’il y a derrière les visages silencieux, toute la tristesse et la mélancolie des personnages et des actrices, on finit par ne plus vraiment savoir. Leurs gestes mêmes deviennent des énigmes.

Les gestes amoureux, en particulier, occupent une part essentielle de "L’Enfant secret". Le cinéaste filme de longues scènes de baisers échangés, tendrement ou tragiquement. Les étreintes de Jean-Baptiste et Elie sont chargées d’angoisse, du sentiment de leur fragilité ; ils s’accrochent l’un à l’autre pour ne pas sombrer.

Mais, dans le cinéma garrélien de cette époque, l’amour sauve rarement. Il précipite au contraire la chute, et s’il permet parfois de créer, c’est souvent au prix de l’existence du créateur, ou de sa raison mentale. Pour Jean-Baptiste, il y a l’asile ; pour Elie, la tentation de la drogue.

Dans ce film manifestement fauché, la pellicule, sans doute recueillie à droite et à gauche, fait varier d’une prise à l’autre les beaux noirs et blancs et les gros grains du 35 mm. Cette hétérogénéité rend chaque image surprenante. On est ému devant ce désir de cinéma qui est raconté par une image dont l’imperfection même donne au film une substance autre. Une "sauvage innocence".

 

* Comédie dramatique. 1h32 (Sortie 1979). Avec Anne Wiazemsky, Henri de Maublanc, Elli Medeiros, Cécile de Baill, Eliane Roy, Philippe Garrel, Benoit Ferreux et Bambou.