On a déjà dit, sur Froggy’s, tout le bien que l’on pensait de Roucaute, via son EP Conforme et son spectacle Cracheur de mots. Alors qu’on espérait le revoir publier un disque 100% inédit dans les mois à venir, surprise : le "Nouveau Roucaute" (c’est le titre du projet) adopte une forme novatrice, plus adaptée à la vente directe sur le web. L’idée : pour 1€ par mois (plus si affinités), devenir son mécène et recevoir la chanson qu’il s’engage à enregistrer et diffuser toutes les 4 semaines. Plus il aura de petits souscripteurs, meilleures seront les conditions d’enregistrement. Avec, comme toujours chez lui, un travail soigné sur la mise en image. Afin d’en savoir plus sur cette aventure d’un nouveau genre – et de faire le point sur son actualité récente – nous lui avons adressé (par mail) quelques questions, auxquelles il a bien voulu répondre.

De plus en plus d'artistes utilisent internet pour financer une partie de leurs enregistrements. En général, il s'agit de prépayer un album, et le recevoir quelques mois plus tard.  Tu viens de lancer un "crowdfunding" assez original, via le site Tipeee.com, qui consiste à financer un projet au compte-goutte, morceau par morceau, avec un envoi chaque mois. Peux-tu nous expliquer pourquoi tu as opté pour ce système plutôt que pour la bonne vieille souscription ?

On parle de fin du CD et pourquoi pas ? Les supports évoluent, la musique reste. On fait aujourd’hui des albums, des EP, des clips, des morceaux… Proposer un ensemble cohérent de 12 chansons reste possible mais ce n’est plus obligatoire pour trouver le chemin vers l’auditeur. Alors pourquoi ne pas pousser le raisonnement à son terme et penser à une chanson, puis une autre, puis une troisième, sans se soucier de cohérence d’ensemble, d’enchaînement de chansons et de place sur l’album ? C’est aussi une logique de développement au cœur des problématiques actuelles : totalement indépendant, de proximité, en circuit court, qui s’appuie uniquement sur un public de tout petits mécènes. Le projet vivra s’il intéresse suffisamment de monde prêts à mettre quelques sous (à partir d’un euro par chanson) pour que je continue à écrire des chansons et les enregistrer.

Enregistrer et diffuser aux souscripteurs une chanson par mois, cela peut durer un an, deux ans, voire toute la vie… Est-ce que tu te fixes une limite ? Est-ce que tu rechercheras, comme pour un album, une esthétique commune, une cohérence sonore entre les morceaux ?

No limit. Tant qu’il y a des chansons dans le tiroir susceptibles d’inspirer Guillaume Habrias, le réalisateur, et des gens pour les écouter et prêts à me donner les moyens de les enregistrer, je les enregistrerai. Aucun souci de cohérence sonore, à part le fait que la réalisation des morceaux est confiée au même réalisateur, ce qui dessinera forcément une cohérence. Et que ce sont mes chansons, avec mon écriture, ma "patte", même si elle peut varier au fil du temps.

Comment écris-tu ? Dans quelles conditions, quel état d'esprit ? Avec quel matériel ? Combien de réécritures ? Penses-tu d'emblée à une illustration ou une déclinaison visuelle de ta chanson ?

J’écris au stylo sur un cahier réservé à cet effet en tout petits caractères mille fois griffonnés et souvent illisibles. J’écris sur une idée ou par jeu, en particulier dans le cadre d’ateliers d’écriture. Une fois la chanson lancée, pas d’autre souci que de la mener à son terme et voir à quoi elle ressemble. A voir ensuite si elle sera un jour présentée au monde ou si elle restera un souvenir, dans le cahier, comme souvent.

Ensuite, la mettre en son ou en image n’est plus mon métier. J’ai besoin de complices et d’amis. Je ne sais que présenter un squelette : des paroles et une mélodie, parfois une idée de son mais les arrangements, les textures sonores, les visuels, image ou vidéo, ont besoin du regard de Guillaume Habrias ou de Liu Ya Guang. Cela revient pour moi à ajouter une dimension à l’objet, à passer d’une feuille de papier à un modèle dans l’espace.

Est-ce que ton prochain disque sera une version studio du spectacle "Cracheur de mots", chroniqué en ces pages - et qui a récemment fait forte impression à Barjac - ou les deux resteront-ils autonomes ?

Les spectacles (il n’y a pas que Cracheur de mots !) sont complètement autonomes entre eux et avec les enregistrements. Et il n’y a pas de prochain disque. "Le nouveau Roucaute", c’est… des chansons. S’il s’en présente une dizaine, cohérentes entre elles, qui peuvent se prêter à un pressage en CD ou une impression en livre-disque, pourquoi pas ? Mais ce sera un prolongement, ce n’est pas l’essence du projet.

"Cracheur de mots" a récemment reçu de très bons échos au Festival de Barjac. Peux-tu me dire comment tu as vécu cette prestation ? Est-ce que l'on sent les soirs où ça "marche" plus fort que d'autres ? Est-ce que le spectacle a évolué depuis le théâtre de Ménilmontant ? Qu'y as-tu ajouté / retranché ?

Barjac a été un immense plaisir. Un de ces moments où on ne pense pas à la technique, à ce qu’on fait, si on le fait bien ou comment c’est reçu. Un de ces moments où l’on fait et profite du plaisir de le faire, sans se soucier de rien d’autre. Bref, le grand pied ! Et le fait qu’il ait été bien reçu ne fait rien pour diminuer le plaisir, bien entendu.

Le spectacle était un peu plus court pour respecter les contraintes du festival : une chanson en moins et pas de rappel. Et j’ai personnalisé les vidéos, notamment le générique de fin. Enfin, je jouais pour la première fois de ma vie avec un micro HF et non en acoustique total, ce qui modifie la façon de chanter, permet de murmurer, de jouer avec les nuances, et c’était très plaisant.

La photographe Chantal Bou-Hanna a réalisé une série de clichés remarquables sur ce concert. Est-ce que tu ressens la présence de photographes pendant ton tour de chant ? Comment te vois-tu, ensuite, à travers leur regard ?

Le gratin des photographes de chanson était présent et de nombreux objectifs étaient tendus dans l’ombre, dont ceux de Chantal Bou-Hannah, Pascale Angelosanto, Anne-Marie Panigada, Pierre Bureau… Mais je ne m’en suis pas du tout occupé, j’étais tout entier dans le plaisir de faire.

Ensuite, en se revoyant, on se pose des questions techniques : étais-je bien placé ? La taille de l’image sur l’écran, sa luminosité, la lumière sur le plateau… On finit toujours par dépasser la surprise et la gêne de se voir en photo, en vidéos ou d’entendre sa voix enregistrée. Ce ne sont plus que des outils, des guides.

Il y a eu des polémiques, récemment, autour de la direction artistique du Festival de Barjac - Jofroi vient de se faire remplacer, avec pertes et fracas, et ça a agité le Landerneau de la chanson d'expression. Est-ce que ces soucis étaient perceptibles lors de ton séjour là-bas ? As-tu un avis sur la question ? Est-ce que Barjac t'a ouvert la porte vers d'autres programmations ?

Je ne suis un intime d’aucune des parties en cause mais on sentait quelques tensions affleurer, qui étaient apparemment là de longue date et ne nuisaient pas à l’accueil très chaleureux, que ce soit des bénévoles ou du programmateur. Difficile de savoir qui est à créditer de quoi, si ce n’est que le calage administratif était impeccable, avec Anne-Marie Hénin comme interlocutrice, que des bénévoles préparaient les repas, qui étaient fameux, et que Jofroi m’a prêté son écran et vidéoprojecteur personnels, tous deux de grande qualité, ce qui n’a pas été étranger au succès du spectacle. Après, le temps passe, les roues tournent. Difficile de dire si les festivals appartiennent à leur association-support, leur directeur artistique ou leur public. Ils n’appartiennent en tous cas pas aux artistes qui s’y produisent donc que pourrais-je dire de légitime ? Longue vie au festival, quels que soient ceux qui le dirigent, et bonne route à Jofroi et Anne-Marie.

En ce qui concerne la pluie de programmations qui a fait suite à Barjac, disons que je ne me suis pas pris la porte dans la figure, ce qui ne peut que la laisser ouverte...

Tu tournes en alternance un autre spectacle, "Roucaute chante Springsteen". Combien de chansons as-tu adaptées ? Est-ce que tu arrives à prendre des réelles libertés avec les textes, ou t'obliges-tu à être littéral ? Springsteen est une référence peu coutumière, dans le milieu de la "chanson à textes" auquel on t'associe spontanément. D'où vient cet attachement ? Que t'apporte-il, sur le plan de l'inspiration ? Est-ce que ces adaptations ont nourri, d'une certaine façon, ta propre écriture ?

J’ai adapté 11 chansons de Bruce, dont j’étais grand fan à l’adolescence. J’essaie d’être le plus proche possible des paroles dans le respect primordial de la musicalité de l’ensemble. D’abord que ça sonne, ensuite que ça raconte la même histoire, ici et maintenant ! J’apprécie énormément le caractère direct de l’écriture de Springsteen. Pas d’image, pas de tiroirs, pas de sous-entendu. Le morceau te parle comme le ferait un inconnu de rencontre. "Last night, I went out driving. Coming home at the end of a working day. I was driving alone through a drizzling rain on a deserted stretch of a county two-lane when I came upon a wreck on the highway" : "C’était dans les onze heures un soir de trop tard au boulot. Les essuie-glaces battaient un petit crachin sale. J'avais pour changer pris par la nationale quand j'ai vu du sang sur la quatre-voies". On raconte rarement des histoires de ce style en chanson française, et c’est dommage.

Les nouvelles chansons de ton "crowdfunding" seront illustrées par ta compagne Liu Ya Guang, dont les créations visuelles complétaient déjà le spectacle "Cracheur de mots". Peux-tu nous parler de son travail, son univers artistique, et de la façon dont il s'entremêle au tien ? Est-ce que le sens est toujours le même - tes chansons qui inspirent un visuel - ou est-ce qu'une de ses créations t'a déjà inspiré un titre ?

Pour ce qui est du travail de Liu Ya Guang, je préfère laisser les lecteurs juger sur pièce : pour son inspiration plus coquine ou pour sa boutique en ligne. Elle illustre régulièrement mes chansons. J’ai écrit une seule chanson sur la base de ses dessins, une série qui représente des danseuses : "Danse, danse. Ton corps suit la cadence, danse, de tes bras qui s’élancent, danse, de tes seins qui balancent, danse. Mais toi tu danses, danses…"

Ta chanson "J'ai voté Front National" a été citée, ces jours-ci, sur France Inter. Au-delà du plaisir de s'entendre, est-ce que ce doigt de pied glissé dans la porte d'une grosse radio est susceptible de changer quelque chose à ta situation d'artiste ? Est-ce que ça peut t’ouvrir d'autres portes ?

La chronique était de Sophia Aram, le 2 novembre dernier à 8h55, et s’intitulait "Vote sanction, piège à cons". Une fois passé les quelques minutes d’amusement et d’émotion, c’est plutôt rassurant : malgré l’impression de chanter dans le désert, on a peut-être parfois la voix qui porte plus loin qu’on ne le pense. Après, pour les effets concrets… J’ai passé l’âge de croire aux princes charmants qui te font d’un coup d’un seul passer la porte du château. Une démarche artistique est une randonnée en montagne, avec des hauts, des bas, des moments où on se perd et d’autres où la vue est dégagée, et je crois plus à une démarche d’ensemble qu’à un bref coup de projecteur dans le noir.

Es-tu à l'aise avec l'idée de chanson "engagée" ? On sent que, quand tu y viens, c'est souvent avec un fond blagueur - même s'il y a une vraie gravité, par ailleurs, dans un certain nombre de tes chansons. Est-ce que l'étiquette politique te fait peur ? Ou est-ce que les grandes idées sociétales passent mieux par la dérision ?

Je ne crois pas trop à la chanson trop ouvertement engagée. Pas parce qu’elle serait déshonorante ou ringarde mais parce qu’elle est difficile et donc souvent ratée. Si tu me chantes quelque chose de contraire à ce que je pense, je vais être fâché et je risque de ne pas t’écouter jusqu’au bout. Si tu me chantes ce que je pense déjà, à quoi bon t’écouter ? Je m’ennuie et je zappe. La seule voie, étroite s’il en est, est de m’apprendre quelque chose, de m’engager sur un chemin que je n’avais pas vu. Avec "J’ai voté Front National", j’essaie de m’adresser aux gens avec lesquels je ne suis pas d’accord, de chercher un chemin entre moi et eux, pour leur dire : "OK, je comprends que tu peux être tenté de faire ça, mais je pense quand même que c’est une connerie".

Une chanson est une émotion, une proposition d’émotion plutôt, tendue à l’auditeur. Plusieurs de mes chansons ("Petit conte d’après-Noël", "La Frontière", "Tu veux vivre"…) évoquent le sujet de l’étranger, du différent, parce que le thème m’émeut et que je voudrais faire partager cette émotion. Mais ce thème récurrent ne cesse hélas pas d’être d’actualité.

Quelle couleur musicale envisages-tu, pour tes prochaines chansons ? Avec le recul que tu as maintenant sur tes précédents enregistrements, lequel te tient le plus à cœur et pourquoi ? Est-ce que tes complices d'antan t'accompagnent dans cette nouvelle aventure ?

Je n’envisage pas de couleur musicale précise, si ce n’est que ce sera "musiques actuelles", ce qui est quand même large. Je confie mes chansons à Guillaume Habrias, dit Guytwice, qui est un ami cher et un arrangeur inventif et efficace, en qui j’ai confiance pour tirer chaque chanson dans la direction qui lui conviendra le mieux. Avec le recul, mon enregistrement préféré est l’album "Chansons fleuves", justement à cause des arrangements de Guillaume, même si je n’aime pas trop ma voix. Et puis le plus récent, évidemment : "Conforme". Mais mon préféré c’est vraiment celui qui se construira mois après mois, grâce au support de mes petits mécènes.

Mes complices du début, notamment François Verguet, Matthieu Verguet, ou Yadh Elyes le sont encore et seront, je l’espère, mes complices de toujours. Je sais que Guillaume saura faire appel à eux si besoin est.

Tu as participé jadis aux ateliers d'écriture d'Allain Leprest, et tu es aujourd'hui aux "Stylomaniaques", chez Claude Lemesle. Quelles sont les différences / similitudes entre ces deux ateliers ? Que t'ont-ils apporté ?

Côtoyer Allain Leprest en train d’écrire était une expérience impressionnante et rassurante, en permettant de constater que lui aussi se battait contre le papier et laissait derrière lui 90% de scories. Par contre, quand l’inspiration était là, quel résultat ! J’ai souvenir d’un groupe d’écrivants sous le choc d’un bout de texte d’une force incroyable surgi de la rencontre entre des contraintes stylistiques héritées de l’Oulipo et du cerveau hors-catégories d’Allain.

Claude Lemesle propose des sujets ou des thèmes, qu’il reprend ensuite sous l’aspect technique. Il a une culture chansonnière démesurée et une écoute proprement incroyable, une oreille de lynx - oui oui, je suis sûr que les lynx ont aussi une bonne ouïe - qui entend un temps fort mal placé à trois couplets de distance. Il m’a apporté une écriture osant la simplicité et la rupture de rythme, plus musicale donc. Mais on porte son écriture en soi et le "maître en écriture", dans le sens du maître de l’apprenti, ne peut être qu’un accoucheur.