Suite de la plongée dans la discographie étrangement méconnue de l’auteur-compositrice-interprète Marie Volta : après le merveilleux Jongleur (1997), chroniqué il y a quelques semaines, voici que Chanson de toile, CD presque épuisé de 2005, nous revient aujourd’hui numérisé de frais, prêt à la redécouverte. Onze titres, dont deux réinterprétations de l’album précédent, et la reprise d’une chanson catalane. Les orchestrations délaissent le piano-voix des débuts au profit d’un vrai travail de groupe, avec arrangeur-maître d’œuvre (Pascal-Edouard Morrow) et ambiances variées qui ne nuisent pas à l’unité d’ensemble.
Départ en douceur, avec la chanson-titre : inspirée d’un genre "tombé en désuétude depuis le XIIe siècle", la mélodie est plus une évocation qu’une récréation médiéviste stricto-sensu (à l’image de la robe sur la couverture, plus Renaissance que XIe siècle). Le texte s’inspire des thèmes chantés jadis par les femmes devant le métier à tisser, brodant (c’est le cas de le dire) sur leurs peines de cœur. Ici, une fille restée au logis pleure le départ de son preux amant, voguant en quête de nouvelles terres à découvrir (et de nouvelles femmes à assujettir ?). La délaissée panse ses plaies par le chant, se bâtit une morale pragmatique – "Car ce qu’on a près de soi / C’est toujours plus grande joie / qu’un bel ami qui s’en va" – à double sens : on peut tout aussi bien y lire le regret de celui qui n’est plus… que l’obstination à trouver le bonheur parmi les siens (thématique récurrente chez Marie Volta : l’optimisme forcené venant à bout des peines, et la nécessaire communion des âmes). L’orchestration mêle les instruments classiques à d’autres, plus rares, issus du folklore irlandais – histoire de suggérer un parfum d’ailleurs.
"Boulevard Voltaire" investit lui aussi un espace-temps complexe : alors que le texte renoue avec le côté balade-carte postale du premier disque (où la gaieté du chant illuminait le triste pavé parisien), la mélodie possède cette fois de légers relents sud-américains – plus une ligne de mandoline méditerranéenne, ajoutant à l’ensoleillement… On aime cette cartographie à ras-le-bitume transfigurée par les eaux de mars de la rêverie amoureuse ("sur le boulevard Voltaire, où se brise la mer"), quand le "soir d’avril / noyé dans le grésil" prend un arrière-goût de Brésil.
Le thème de "Dans la rue", assez voisin, se développe en revanche sur un accompagnement dénué d’exotisme. Il commence guitare-voix, avant qu’un accordéon fasse son entrée, suivi de fines nappes de cordes. La mélodie distille une mélancolie souriante tandis que le texte fleurit les vestiges d’une romance envolée, au fil des ruelles et hôtels borgnes qui abritèrent ses amours sans-abris. Là encore, l’auteur exprime une foi inextinguible dans la vie qui garde, malgré les années ("maintenant qu’on est vieux"), le souvenir toujours vivace de ses élans de jeunesse.
"Du côté de chez Georges" démarre sur une pompe très caractéristique et un texte immédiatement évocateur : le Georges dont il est ici question pourrait bien être celui de l’impasse Florimont ("un ancien coupe-gorge") auquel Marie Volta a consacré de nombreux spectacles. Mais on peut aussi l’entendre, au-delà de cette référence, comme un hommage à la bohème (et, pourquoi pas, au cabaret "Chez Georges", qui vit les débuts parisiens d’Allain Leprest). Passé le premier couplet, l’orchestration "à la manière de" s’étoffe pour accueillir d’autres instruments. La mélodie est assez mémorable pour s’affranchir de l’ombre tutélaire : elle évite le pastiche, réussit finalement à exister par elle-même et briller de ses propres feux.
Les musiques des quatre premières chansons étaient signées Marie Volta. Sur "Le Chat", elle retrouve Michel Gaches, cosignataire de plusieurs réussites sur son disque précédent. Sa mélodie, légère et caressante, souligne joliment le texte, où une femme rêve de s’incarner en félin pour échapper à la pesanteur du monde – et accessoirement : grimper par les toits rejoindre l’être aimé. La chanson, d’abord rythmée par une clarinette à pas de velours, accueille ensuite une "voix invitée", Denize Loreto, qui se lance dans des onomatopées tendrement jazzy (de cat à scat, c’est astucieux). Marie Volta la rejoint dans les hauteurs, avant que la clarinette des débuts, totalement survoltée, se lance dans un solo final d’une bonne humeur contagieuse.
"Quelque chose de capiteux" pourrait presque être une suite à "Chanson de toile" : une femme, retirée en une solitude hiératique pour cause d’amour perdu, arbore "l’air hautain des fiers marins", s’entoure de chats pour oublier les hommes, dans un intérieur chargé d’effluves. Les cordes tissent de lourdes tentures, tapis musical profond où l’interprète chemine à pas feutrés. La chanson est longue, mais l’atmosphère assez envoutante pour enivrer sans saouler.
"Pur Arabica" mêle "Couleur café" (pour la musique) et "Recette de l’amour fou" (pour l’idée) : Marie Volta y trouve la juste dose entre langueur paresseuse et amour corsé, aidée d’une orchestration sud-américaine gentiment aphrodisiaque. "Ma vie sans toi" est une reprise du disque précédent : un peu plus lente, mais surtout plus longue (presque une minute de plus). Malgré quelques ajouts instrumentaux (dont un violon émouvant), et une différence plus marquée entre couplets calmes (= vie trop rangée) et refrains échevelés (évoquant la folie amoureuse), cette version ne diffère pas assez de l’originale, qui se suffisait bien à elle-même.
"Valérie" est une chanson courageuse, pas immédiatement aimable. L’auteur s’y met dans la peau d’une femme condamnée, avec en guise de refrain ce leitmotiv traumatique : "les médecins ont décidé…". La mélodie, triste à pleurer, est comme gagnée par la maladie. Malgré ces signes extérieurs de pathos, Marie Volta échappe (de justesse) à l’ankylose, grâce à la légèreté de sa voix, qui contraste heureusement avec les aspects sombres du texte. Il y a aussi cette belle idée de rendre la phrase-refrain de plus en plus obsessionnelle, entrecoupant les paroles pour créer un petit suspense et différer la bonne nouvelle finale – l’arrivée de la Valérie du titre, cousine de "Nanette" (croisée sur le premier disque) dans la catégorie "figure enfantine salvatrice".
Pour se relever d’un tel drame, il fallait un euphorisant : Marie Volta ressort l’une des meilleures chansons de son répertoire, "Chez toi", qu’elle interprète cette fois avec une urgence et un swing manouche inédits. Même si l’originel piano-voix, plus mélo, collait bien avec le "cœur si lourd" du texte, l’association guitare alerte-violon en majesté (tenu par l’arrangeur du disque himself) s’avère grisante. (Magie des mélodies universelles : celle-ci possède une gaieté triste – ou une mélancolie joyeuse, selon le point de vue – qui ferait merveille avec un arrangement klezmer : l’on se surprend à rêver d’une troisième version, pourquoi pas sur un prochain disque ?).
L’album s’achève avec la reprise d’une chanson de 1968 – année symbolique s’il en est – évidemment politique : "L’Estaca", composée par le catalan Lluis Llach, en pleine dictature franquiste. Cette relecture poursuit le roman familial qui se lit, en filigrane, sur les albums de Marie Volta ; cette fois sur un ton plus rock (on sort les guitares électriques pour l’occasion). Même sans comprendre le texte (pas d’excuse : il est traduit dans le livret), on en saisit l’urgence, tandis qu’une âpreté nouvelle gagne la voix de la chanteuse et la transfigure in fine.
En conclusion : le disque a peu de défauts. Chaque chanson, soigneusement ciselée, investit un petit univers musical singulier ; mises bout à bout (comme on enfile des perles), elles composent un ensemble presque sans heurts, donnant une impression de variété parfaitement pondérée. Trop peut-être ? A l’image de sa pochette, où Marie Volta pose en souriant dans une belle robe d’époque, l’ensemble est un petit peu trop apprêté. Il y manque un moment de pur laisser-aller, d’inspiration débridée ou d’orchestration dénudée, qui ferait contrepoint aux enluminures – certes choisies avec soin – des autres chansons. Il y a certes "L’Estaca", pour ramener une urgence, durcir un peu le ton… mais elle arrive trop tard (et puis, il s’agit d’une reprise).
C’est sans doute injuste, mais tant pis : pris séparément, cet album a des qualités indéniables. Mais en découvrant l’œuvre d’un artiste en bloc, on est obligé – malgré soi – de comparer les parties qui la composent. Alors que Le Jongleur était très contrasté (chansons tristes à la limite du désespoir, chansons gaies au bord de l’euphorie, voire de l’hilarité), celui-ci paraît plus sage, plus adulte. Alors que Paris-Bamako est extrêmement varié, avec des invités et des échappées (belles) vers la poésie, celui-ci reste très classique, cheminant d’un pas très (trop) tranquille – avec ce danger qui le guette, de monotonie dans la joliesse. Bref : on le recommande tout de même… mais plutôt en complément aux deux autres, qui brillent d’une flamme plus intense.
