Attention : disque dangereux ! On ne savait rien de cette auteur-interprète avant de l'écouter, et elle nous a eus par K-O, la fine mouche... Renseignement pris : Michèle Brousse est une actrice atypique, de cinéma et télévision, proche des milieux satiriques (Charlie Hebdo, Psikopat - Carali signe le dessin de couverture). Il s’agit de son premier album, qui se veut (dixit le livret) "farfelu avec de vrais morceaux d'amour dedans". C'est à la fois vrai… et un peu réducteur.

Ses chansons sont légères et rentre-dedans, amoureuses et humoristiques, tendres et cruelles. Pianotant sur toute la gamme des sentiments, irréductible aux étiquettes – comme les femmes dont elle chante les vies (et vices). A dominante jazzy, mais pas que : on y décèle des influences caribéennes, ainsi qu’un goût certain pour la chanson à textes, qu’elle fait gentiment swinguer – ce n’est pas pour rien qu’elle rend hommage à Nougaro – et pimente d’une forte personnalité.

Qu’elle chante, chuchote ou scatte, Michèle Brousse fait partie de ces interprètes dont la voix conserve – malgré les ans – quelque chose d’irrémédiablement "lolitesque". Gamine mais sans excès de mièvrerie. Pour une comparaison aux alentours du jazz, disons : une Lisa Ekdahl déniaisée ; une Marie Möör (muse de Barney Wilen) qui aurait plus lu Desproges que Rimbaud ; une Blossom Dearie convertie au slam. Là encore, c’est à la fois vrai et un peu réducteur : une fois bien installé dans le disque, on n’entend plus qu’elle, et ces références n’ont plus lieu d’être.

"Fofolita" ouvre le bal, bossa un peu bébête au premier abord, dont la mélodie est pourtant assez pernicieuse pour rester longtemps en tête (et nous contaminer sans qu’on l’ait cherché). Elle conte le destin doux-amer d'une femme libre et légère, avec une succession de rimes en "ja" qui met en joie. Passés les premiers couplets, Michèle Brousse se met soudain à décaler comme une (fo)folle, révélant le pot-aux-roses : on est ici entre musiciens de haut niveau, jazzmen discrets mais pointus, tissant un tapis mélodieux et groovy, où se love la voix facétieuse.

"La Madone des Paumés", qui donne son titre au disque, est un autre portrait de femme. Mais alors que "Fofolita" cherchait la liberté via une vie de patachon, celle-ci s’enferre en tombant amoureuse de (gentils) boulets. L’énumération des amants losers donne lieu à une litanie très drôle, où des cas sociaux, artistes ratés et repris de justice passent sous les draps de la bonne poire, provoquant des catastrophes en série. Malgré l’humour vache, l’amour l’emporte sur le cynisme : l’auteur a de la tendresse pour ces bras cassés, et chante leurs idylles bancales d’une voix tour à tour émue et rigolarde. La mélodie, irrésistible, est signée Joël Favreau (dernier guitariste de Brassens, excusez du peu). Le tout est traité en mode reggae doux, porté par un steel-drum pressé et un synthé décalé – arrangement pas puriste pour un sou, qui colle au propos de la chanson : alliage musical improbable, à l’image des amourettes qu’elle raconte.

"Blaireau" exp(l)ose ensuite une autre brochette de pauvres types. Sur un ton féroce et un rythme forcené, elle fustige les machos en tous genres, incluant aussi bien les beaufs de camping que les rois du Cac 40 – avec ce résumé lapidaire en guise de refrain: "J'veux pas d'ta peau / Même si on me l'offrait comme descente de lit / J'y mettrais pas les pieds c'est moi qui te le dis".

Plus loin, la "Petite Tortue" est une autre femme libre, fragile mais tenace face aux pervers narcissiques, traduisant l'adage "ce qui ne tue pas rend plus fort" en "Quelle chance d’être trop tendre / Facilement apprivoisée / Mon cœur vous pouvez bien le fendre / Il va vite cicatriser / Car j’ai de l’amour à revendre"… La chanson démarre avec une orchestration minimale (et un gimmick vocal intriguant, "whippy whippy whippy" : petit cri de peur ou stimulus amoureux ?), avant de se déployer avec plus d’instruments, à mesure que se forge sa carapace. Idem pour "Ma petite parano", autre portrait d’originale qui déclare tout-de-go : "Y faut qu’j’arrose ma parano, elle commence à perdre ses feuilles". Les anti-héroïnes de Brousse ont un grain… mais elles déjouent les pièges de la vie et s’en sortent (la plupart du temps) haut-la-main.

Au-delà de ses aspects légers et rigolos, le disque fait aussi la part belle à l'émotion et sait se révéler sérieux, si besoin : "No cougar" est le chant d'amour contrarié d’une femme trop mûre à un gars trop jeune, un genre de "Chéri" jazzy et fébrile, débarrassé de tout second degré. La narratrice craque, fait croquer la pomme au gamin, puis s’en retourne soigner le mal par le mâle, avec un mec de son âge. La nudité de l’orchestration (juste une contrebasse) colle parfaitement à cette bouleversante pièce sensuelle, où la chanteuse se met à poil au propre comme au figuré.

La température monte encore d’un cran avec le bien nommé "Petit piment" : sous couvert de considérations culinaires (les vertus du pili-pili, ou "langue d’oiseau"), elle file une métaphore aphrodisiaque à peine dissimilée. Chacun est libre d’y entendre ce qu’il veut – recette de l’amour fou, apologie du cunnilingus... ou éloge sincère de la cuisine épicée – selon son propre degré de grivoiserie. Tandis que la musique (caribéenne) invite à danser, et plus si affinités.

L'album s'achève avec un rôle à contre-emploi : après avoir déversé son arsenic sur tout ce que la terre compte de pauvres types, Michèle Brousse enfile sa plus belle robe de soirée pour rêver à un "Monde magique". C’est un final déconcertant, dans une ambiance de piano-bar feutré, musique composée par un dénommé… Charles Brousse (vraisemblablement son père). Exit le second degré et l’ironie vacharde : place à l’idéalisme enfantin, pour un genre d' "Over the Rainbow" à la française. Registre casse-gueule, à n’utiliser qu’avec parcimonie – mais la chanteuse s’en acquitte avec une émotion non feinte, qui termine le disque en apothéose : comme quoi, on peut avoir de l’humour, et n’être pas insensible aux grands et beaux sentiments.

L’album est une réussite quasi-totale (à deux exceptions près : "Chanson d’amour à Nougaro", trop littérale et dont la musique ne porte pas assez les paroles ; et l’enlevée "Vanessa", morceau-sketch toute en ruptures, qui allonge inutilement la sauce – 5 minutes !). Au-delà des textes drôles ou émouvants, des mélodies chiadées (et néanmoins swinguantes), il y a, on l’a dit, le plaisir de cette voix déconcertante : entre gaminerie et maturité, parlé-chanté ou vocalises casse-gueule, elle se défie de l’académisme, ose de dangereuses ruptures de ton – aigus criards ou maniérismes à la limite du mauvais goût. Le tout parfaitement assumé. Elle n'aimera peut-être pas la comparaison, mais sa liberté nous fait penser à la Bardot de jadis : l'interprète de "La Madrague" avait, au cinéma comme en chanson, ce parlé-faux doublé d’un naturel étonnant qui faisait tout passer : si elle semblait parfois borderline (en terme de justesse), elle était toujours dans le vrai (en terme d’émotion). Idem ici : on prend un plaisir fou à suivre cette voix mal élevée, sans filtre et sans filet, qui ose toutes les cascades – mais retombe toujours sur ses pieds. Sa fragilité n'est qu'un leurre : elle chante remarquablement – et enchante durablement.