Réalisé par Bertrand Bonello. France. Biopic. 2h30 (Sortie le 24 septembre 2014). Avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Louis Garrel, Amira Casar, Aymeline Valade, Helmut Berger, Jasmine Trinca, Valeria Bruni Tedeschi, Micha Lescot, Valérie Donzelli et Dominique Sanda.
"Saint Laurent", deuxième film de l'année 2014 sur Yves Saint Laurent décédé en 2008, l'un des plus célèbres nom de la Haute Couture française, se présente comme un contre-biopic officiel.
En effet, il a été réalisé par Bertrand Bonello sans l'aval de Pierre Bergé, le compagnon et l'homme d'affaires indéfectibles du couturier devenu le gardien de sa mémoire à défaut de temple, celui de la rue de Babylone ayant été vidé de leur fameuse collection d'objets d'art vendue aux enchères en 2009, et sans l'accès aux archives de la maison détenues par la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent.
Ce qui constitue un mal pour un bien en ce qu'il laisse entière la liberté créatrice du cinéaste qui signe un film qui ne ressort pas à la biographie mais à l'évocation, ce qui rend vaine la discussion fiction/réalité/vérité d'autant que la vérité de l'homme a disparu avec ses cendres dispersées au Maroc dans le Jardin Majorellle.
Par ailleurs, le film de Bertrand Bonello se situe au niveau du mythe qui s'est dessiné du vivant de Saint Laurent et auquel il contribue. Centré sur une décennie qui commence en 1967, scandé par le thème de la chanson "I put a spell on you"et rythmé par une bande-composée par le réalisateur qui intègre soul et opéra, il est axé sur le principe de la dualité qui est très dramaturgique. En l'espèce, l'homme privé et le personnage public, les périodes de créativité stakhanoviste et celles d''oisiveté morbide, l'ombre et la lumière, la célébrité et le sulfureux.
Et Bertrand Bonello y enchâsse les thématiques qui s'imbriquent et s'enchaînent de manière évidente.
Ainsi "Saint Laurent" traite de la fin d'une époque, celle des psychédéliques années 1970 placées sous le signe de la fête permanente, qui n'est pas synonyme de bonheur, certes pour des "happy few" tranchées net par le couperet du sida et de la vacuité existentielle de sa jeunesse dorée qui a tout, la jeunesse, la beauté, l'argent, parfois le talent, et même une particule et que la vie n'intéresse déjà plus.
Alors il faut occuper ces longs jours et ces nuits interminables en repoussant les limites du corps et disjonctant l'esprit en se noyant dans les "paradis" artificiels . Yves Saint Laurent cumule les addictions : aux médicaments (avec l'apparition de Patrick Pelloux, le médiatique urgentiste militant pour l'hôpital public reconverti en médecin de ville complaisant), aux drogues, il gobe les gélules comme on croque des dragibus, à la nicotine, toujours une cigarette au bout de ses longs doigts manucurés, à l'alcool, le champagne coule à flots.
Et au sexe, bien sûr, qu"il s'agisse des orgies mondaines organisées par Jacques de Bascher (Louis Garrel) ou des passes interlopes. Lui et l'amant de celui qui n'était pas encore le Kaïser vivent le drame d'une génération née trop tard et désenchantée et se perdent dans une posture de dandy, celle proustienne pour pour le premier, celle d'un décadentisme huysmanien pour le second.
Il traite également du thème de l'enfermement; celui de la psychose maniaco-dépressive, celui de l'enfer social de la "dolce vita", l'isolement nécessaire dans son ryad marocain pour travailler tout en affrontant ses démons avant l'ultime réclusion dans son appartement-musée-mausolée.
Jalonné de brèves séquences qui ancrent le film dans la réalité inscrite dans l'inconscient collectif, telle l'emblématique photo de Saint Laurent nu pour illustrer la publicité de son eau de toilette, le film est résolument axé sur le rôle-titre.
Ses proches, la triade des "femmes-égéries" que sont sa mère (apparition à ne pas rater de Dominique Sanda ), Loulou de la Falaise (Léa Seydoux), la hippie chic dont il fit sa créatrice de bijoux et accessoires et le mannequin androgyne Betty Catroux (Aymeline Valade) qu'il considère comme son double féminin comme Pierre Bergé (Jérémie Rénier) réduit à un homme de pouvoir et d'argent complexé par son physique et son gros nez, ne sont que des figures satellites.
Saint Laurent c'est Gaspard Ulliel, égérie publicitaire d'un parfum Dior, Saint Laurent a commencé chez Christian Dior dont il a pris la direction en 1957 à son décès et y connait le succès dès sa première collection, choix judicieux tant au plan visuel, du fait de la ressemblance quant à la morphologie du visage, qu'au niveau du jeu car il s'avère très convaincant et réussit une belle performance d'incarnation d'un homme dont la présence au monde adulte est problématique et de son 'irréductible spleen mélancolique.
Enfin, "Saint Laurent" est un film de cinéaste qui certes transcende son sujet etréussit un bel exercie de style mais s'analyse également comme un film sur le cinéma car il est truffé de références cinématographiques qu'elles soient ou non explicites, ainsi avec des images de "Madame de..." de Max Ophuls et la scène de transformation de la cliente interprétée par Valeria Bruni Tedeschi qui évoque une scène de Vertigo de Alfred Hitchcock.
Et hommage à Luchino Visconti en confiant la partition du couturier septuagénaire en voie de liquéfaction qui continue à se shooter en regardant le film 'Les damnés' à Helmut Berger, jolie mise en abîme, qui y tient un des rôles principaux.
Avec son atmosphère de bad strip sous acide, l'opus tend au requiem pour un Petit Prince de la mode qui a connu le crépuscule des dieux.