Comédie dramatique de Molière, mise en scène de Arnaud Denis, avec Arnaud Denis, Jean-Pierre Leroux, Alexandra Lemasson, Vincent Grass, Eloïse Auria, Jonathan Bizet, Julie Boilot, Loïc Bon, Gil Geisweiller et Stéphane Peyran.
Après quelques escapades d'interprète, Arnaud Denis, revient à la mise en scène avec sa compagnie Les Compagnons de la Chimère et le "Dom Juan" de Molière sans renoncer pour autant au jeu puisqu'il s'y distribue dans le rôle-titre.
L'opus entreprend de dénoncer les vices du 17ème siècle que sont le libertinage et l'hypocrisie, notamment dans sa variante de la fausse dévotion, qui seraient les deux déclinaisons janusiennes d'un même "perversion" de l'esprit, l'une à l'encontre de l'homme et de la société, l'autre à celle de Dieu, à travers le châtiment infligé à Dom Juan, "un grand seigneur méchant homme" libre penseur hérétique et vil séducteur.
Et il ressort à la comédie dite "à grand spectacle" en ce qu'il fait intervenir des effets spéciaux pour matérialiser l'intervention du surnaturel car le châtiment dispensé par une justice immanente et expéditive revêt la forme d'une punition divine.
Dans sa note d'intention, Arnaud Denis qualifie la pièce d'"oeuvre subversive, obscène et sublime" et de "messe noire" qui met l'homme face à sa conscience et adopte donc un point de vue baroque qui sied à la construction mosaicienne de la partition riche en scènes de genre qui mélange les registres, du comique au pathétique en passant par le tragique, et les styles, du noble lyrique au patois paysan.
Il a opté pour un décor schématique mais fortement symbolique conçu par Edouard Laug, constitué par des arches noires, qui évoquent tant les portiques d'un cloître que des voûtes sépulcrales et sont animées par les appropriées projections vidéo de Sébastien Sidaner, avec un judicieux recours au procédé de l'hologramme pour animer la statue du commandeur, et les jeux de lumière de Laurent Béal pour signifier les différents lieux où se déroule l'intrigue.
En costumes d'inspiration 17ème siècle confectionnés par Virginie Houdinière, la troupe, avec mention spéciale pour Eloïse Auria et Stéphane Peyran dans la désopilante scène de comédie pure de la dissension amoureuse des promis plébéiens, dispense un spectacle de très bonne facture.
Les deux principaux protagonistes que sont Dom Juan et son valet Sganarelle, interprétés par Arnaud Denis et Jean-Pierre Leroux, qui, nonobstant leur immense talent, portent et emportent la partition de manière intelligente et subtile.
En effet, le choix de confier le rôle du valet à Jean-Pierre Leroux n'est pas anodin. Son âge, qui le dispose à être davantage une figure paternelle qu'un compagnon générationnel, et son jeu qui ne tend jamais ni à la bonhommie ni à la compréhension même servile, servent magnifiquement la situation et le personnage aux péroccupations bassement matérialistes, ce qui apporte une tournure novatrice à la fameuse dialectique du maître et du valet.
Malgré ses timides exortations à la tempérance, Sganarelle, témoin de turpitudes qu'il réprouve et confident rémunéré, compte parmi les premiers à condamner Dom Juan et à estimer méritée la punition qu'il appelle de ses voeux pour conforter ses propres certitudes.
Ses apartés constituent autant d'arguments d'un réquisitoire sans appel et Jean-Pierre Leroux asseoit magnifiquement le paradoxe qui fait de ce petit esprit réactionnaire et superstitieux un censeur sans vertu.
Dans le rôle de Dom Juan, Arnaud Denis, jeune trentenaire qui bénénéficie de bienfaits dont la nature n'a pas été prodigue et d'une formation solide au métier de comédien, notamment auprès de Jean-Laurent Cochet, est éblouissant.
Et non pas pour des considérations primaires sur le "rôle de l'emploi" mais pour son éloquence sensible et la finesse avec laquelle il cerne la personnalité de Dom Juan, ce précurseur du héros qui verra le jour avec le romantisme noir, et en restitue, de manière clairvoyante, les failles.
Qu'il soit un "petit marquis" poudré et enrubanné qui endosse le chamarré costume d'apparat du libertin ou un faux repenti qui revêt l'austère soutane tartuffienne, Dom Juan est en représentation et affiche l'attitude de provocation ostensible caractéristique du pervers polymorphe qui est sa première victime.
Incapable de s'investir dans un projet ou de s'engager dans une relation au nom de la liberté avec majuscule, mortifié de ne pouvoir accéder à un destin glorieux alors qu'il nourrit une ambition de conquérant à la manière de Alexandre le Grand, il est rongé par une vacuité métaphysique qu'il tente vainement de combler, que ce soit par l'accumulation insatiable des conquêtes féminines ou du défi lancé à la figure qu'elle soit celle de son géniteur ou celle de Dieu.
En l'espèce, Dom Juan n'est pas un jouisseur épicurien ni un prédateur sexuel, son discours lénifiant de séducteur n'abusant que les crédules coeurs de midinette dont le mot mariage est un sésame assuré, mais un immature tourmenté qui prolonge l'état pubertaire de révolte contre l'ordre établi, et Arnaud Denis l'incarne dans son insondable douleur : une parole suffit pour qu'un voile obscurcisse sa mine et fige son regard.