"La peau de l'autre", premier roman traduit en français de l'écrivain américain David Carkeet, constitue une véritable pépite pour lecteur amateur de périple loufoque et burlesque mâtiné de comédie policière à la manière de Donald Westlake, c'est-à-dire avec un double effet Kiss Cool garanti.
De surcroît, par sa peinture de la condition humaine dans l'Amérique profonde, elle lorgne résolument du côté de "la conjuration des imbéciles" de John Kennedy Toole, ce qui n'est pas rien.
Dans le cadre d'une intrigue habilement ficelée aux invraisemblables rebondissements en cascade de feuilleton littéraire à la Eugène Sue ou à la Dumas, et néanmoins porteuse d'un vrai et subtil questionnement métaphysique, David Carkeet procède à l'hybridation réussie de trois thématiques : l'usurpation d'identité, le rite de passage vers l'âge adulte et la stéréotypie régionale avec l'imagerie d'Epinal qui colle aux habitants du Vermont, petit état rural du nord-est des États-Unis voisin de Québec, à travers un microcosme de véritables pieds nickelés.
Au coeur de cette farce au tragique burlesque, épopée rocambolesque, drame hilarant de la bêtise, course-poursuite loufoque à la Marx Brothers et comédie à l'humour jubilatoire, un personnage d'anti-héros pas piqué des hannetons.
A première vue, Denny Braintree est un homme à la quarantaine très enrobée, dont le poids dépasse le quintal et demie, prototype de l'américain obèse qui s'assume ("Je me sens bien dans ma peau. Pourquoi est-ce que je devrais m'en faire ? Ce n'est pas comme si je devais courir plus vite que des animaux sauvages pour survivre ? Du moment que je peux utiliser le drive-through du Burger King").
Journaliste caractériel dans une revue consacrée au modélisme au titre évocateur de "Modéliste Intrépide", il est lui-même féru de maquettes de chemin de fer, passion qui sert de medium à son égotisme despotique de dominer son petit monde.
Victime d'une sortie de route dans le Vermont, le bonhomme un peu sonné fait une halte dans un hôtel local où, suite à un changement de chambre, il reçoit la visite d'une femme largement avinée, petite amie de l'occupant initial, et fortement en verve qui, faute de grives on mange des merles, lui propose la botte.
Mais cigarettes et préservatifs obligent et quand il revient de ses emplettes, la dame a tout simplement disparu et le voilà soupçonné de meurtre, au demeurant sans cadavre. Traqué par la police, il ne doit son salut qu'à son physique induisant la confusion identitaire d'un des policiers qui le prend pour une célébrité locale, surnommée Homer, qui a brutalement quitté la ville il y a trois ans.
De l'acquiescement salvateur à l'usurpation d'identité, il n'y a qu'un pas pour Denny qui se voit immergé dans un tout petit monde "comme une ville de maquette de train pleine de personnages" dans lequel il va pouvoir satisfaire son insatiable curiosité et, affabulateur patenté, donner libre cours son irrépressible pratique du mensonge éhonté.
Commence alors un challenge infernal qui prend l'allure d'un parcours d'obstacles doublé d'un exercice de funambule sans filet pour échapper à la prison, s'inventer une mémoire à partir de bribes conversationnelles, convaincre les hésitants et/ou suspicieux qui remarquent certaines différences, et surtout défendre sa double peau pour déjouer les manoeuvres non seulement de ceux qui veulent lui faire porter le meurtre de la femme de l'hôtel mais également de ceux qui ont vent du secret de son double.
Et comment faire face à l'épouse d'Homer ou comment fera-t-il face au vrai Homer ? Denny Braintree s'amuse comme un petit fou, comme le lecteur, même s'il a des sueurs froides.