Texte de Marguerite Duras, mise en scène de Jeanne Champagne, avec Sébastien Accart, Fabrice Bénard, Agathe Molière, Tania Torrens et Sylvain Thirolle.
Le grand auteur qu'est Duras évoque sans cesse le thème de l'enfance.
Naissance, enfance et jeunesse en Indochine française, près de Saigon puis sur ces terres inondées du Siam, célébrées par le fameux "Barrage contre le Pacifique". A la fin des années soixante-dix, Marguerite Duras revient sur cette épisode avec sa pièce "L'Eden-Cinéma".
Au centre, la Mère. Venue de Fruges, dans son Pas-de-Calais natal, institutrice à Dunkerque et s'embarquant par les Messageries Maritimes vers cette France lointaine posée en Asie. Après un bref mariage avec un colonial, la naissance de trois enfants, dont deux survivront, Marguerite et son frère, elle achète, auprès du Cadastre, une concession à exploiter. Flouée - le terrain est inondé aux grandes marées - elle macère dans son ressentiment, laissant ses fils et fille devenir de petits sauvages qui chassent et courent les bois, dans une liberté primitive.
L'écriture, pour Marguerite, c'est la lampe de cette nuit, quand le frère est absent, la mère écrasée de fatigue et le destin ricanant avec les animaux de la forêt. Le jour, on cherche le pigeon à plumer : la jeune fille plaît, le frère négocie, la mère évalue. Singulier trio. Un Monsieur Jo, fils de famille transi, pèse peu face à cette faim féroce de retournement du sort.
Jeanne Champagne, metteur en scène, a conçu une plage comme décor : géniale évidence, puisque la mer vient tuer cette terre de son sel et de son écume. Avec un soin et une connaissance remarquable de Duras, elle a choisi ses personnages, les guidant, lançant une chiquenaude pour les faire trébucher, les rattrapant d'un geste: danseurs sur corde, ils deviennent et c'est bouleversant.
Agathe Molière est Duras, fragile comme Piaf à Belleville, teigneuse comme la jeune fille pauvre et à la dérive qu'est Marguerite, innocente comme les victimes de l'injustice, dangereuse comme ceux qui n'ont rien à perdre. Agathe Molière est miraculeuse, très vraie, possédée, inoubliable, dans l'action de chaque instant, comédienne d'exception.
Auprès d'elle, Tania Torrens, "durassienne" de renom, incarne une Mère Donnadieu démente d'amour et de révolte, avec une force et une présente très convaincantes.
Fabrice Bénard compose un Monsieur Jo émouvant, esquisse gouailleuse de l'Amant, élégant et canaille, démuni avec ses diamants face à ces tigres, comédien à la très belle présence, contrepoids qui s'élève puis retombe, vaincu.
Enfin, Sébastien Accart, un peu délicat d'aspect pour interpréter ce frère rustaud et brutal, assure un monologue final tout en force et en métamorphose, tandis que Sylvain Thirolle, le Caporal, existe par son talent, dans ce rôle d'observateur.
Spectacle inspiré, formidablement conçu et interprété, cet Eden sert Duras et redonne chair et parfum à son univers si particulier. A voir d'urgence.