On a déjà dit le bien qu’on pensait du disque Claire Elzière chante Allain Leprest paru il y a dix mois chez Saravah. L’album s’est encore bonifié avec le temps, et même les quelques petites réserves que l’on avait (sur deux ou trois morceaux) ont fondu comme neige au soleil.
Le spectacle aussi a joliment mûri : après le grand raout du 27 septembre – featuring les Primitifs du Futur quasiment au complet, Pierre Barouh en invité "prestige" et la famille Leprest en embuscade dans la salle – la chanteuse est partie sur les routes avec une formation resserrée, Grégory Veux au piano, Jean-Philippe Viret à la contrebasse, et Dominique Cravic (par ailleurs compositeur de la majorité des inédits présents sur ce disque) aux guitares et ukulélé. C’est cette formation que l’on a revue au Lucernaire tous les dimanches de janvier. Et qui est finalement revenue là où tout avait commencé : à l’Européen, pour boucler la boucle et clore la saison.
A priori, le tour-de-chant n’a pas fondamentalement changé : les morceaux sont globalement les mêmes (à une ou deux modifications près, nous y reviendrons). Mais il est devenu plus compact et intime – fini le côté "Sacré Soirée" du concert de septembre ! Surtout, cette tournée de presque un an a donné aux musiciens en général – et à Claire Elzière en particulier – une parfaite maîtrise de ce répertoire. Avant cela, elle chantait du Leprest : désormais, ces chansons sont à elle ; elle a trouvé / prouvé sa légitimité et en fait ce qu’elle veut. Elle paraît donc moins fébrile qu’auparavant, et peut se permettre – puisqu’elle les maîtrise sur le bout des doigts – d’ajouter des intentions différentes à certaines parties. C’est notamment le cas sur "Je ne te salue pas", hymne à l’athéisme qu’on lui reprochait de chanter de façon trop molle sur disque, et auquel elle donne aujourd’hui un mordant qu’on ne lui connaissait pas (aidée par les accélérations de ses comparses, qui varient les tempos pour faire groover ce texte assez long).
Mais l’Européen n’est pas le Lucernaire : même avec toute la maîtrise du monde, la présence de quelques 300 personnes n’est pas anecdotique et installe une tension, un enjeu supplémentaire. Il y a donc ce mélange – très beau – de maîtrise et de trac perceptible, qui fait de ce concert, parmi les trois Leprest / Elzière vus depuis un an, sans doute le plus émouvant.
Entre autres qualités, on aime chez Claire Elzière sa façon de capter le regard de l’auditoire. Elle ne fixe pas un point à l’horizon de la salle, mais balade ses yeux dans les travées, pour saisir une émotion au vol ou appuyer le propos d’un vers plus significatif que les autres. Plusieurs fois, on a ainsi été troublé de sentir son regard capter le nôtre et ne plus le lâcher, comme s’il voulait nous déshabiller jusqu’à l’âme pour voir ce que l’on pensait de sa chanson. En vérité, ce n’est qu’une illusion : les feux de la rampe sont, on le sait, trop puissants pour apercevoir le public comme autre chose qu’une masse indistincte dans l’ombre. Mais elle a ce talent-là, de laisser croire à chacune des 300 personnes qu’elle la regarde dans les yeux, et chante au creux de son oreille. Toute proportion gardée, cela rappelle ce qu’écrivait Colette à propos de Maurice Chevalier [article réédité dans le deuxième volume des Cahiers Colette] – après avoir rapporté le dialogue de deux spectatrices qui croyaient chacune avoir reçu un clin d’œil de leur idole : "Il y a un bout de temps que je suis au fait de ce que détient, en pouvoir d’illusion, le regard de certains artistes exceptionnels. Et je savais que Maurice Chevalier n’avait regardé ni la blonde ni la brune, ni moi (…). Cette touche précise, cet arrêt judicieux, cette distribution faite par un seul à tous, cette provende du regard non point dispersé, mais réparti, et qui contente des milliers de spectateurs, Maurice Chevalier en joue à miracle".
A titre de comparaison, on peut songer au spectacle Leprest donné, quelques semaines plus tôt, par Marion Cousineau au Connétable : sa façon de chanter, yeux fermés, comme tournée vers ses sensations les plus profondes, le visage et le corps secoués de tics émotifs, fonctionnait merveilleusement dans une toute petite salle… mais n’aurait sans doute pas convenu à un plus vaste auditoire – qui, à force d’émotion intériorisée, aurait pu se sentir exclu. [Notre propos n’est pas de critiquer a posteriori un concert dont on avait dit du bien, mais de noter que le spectacle a ses "trucs" – et que capter l’œil du spectateur le plus lointain est un plus indéniable]
Autre trace de "métier", vieille astuce de music-hall qui marche toujours (et que Maurice Chevalier ne devait pas être le dernier à pratiquer) : s’asseoir au bord de la scène pour donner l’impression de faire corps avec le public. Claire Elzière le fait ce soir-là sur "SOS", une chanson-gag un peu longuette (les blagues les plus courtes sont les meilleures) à base de jeux de mot un peu nuls (mais revendiqués comme tel). Sa manière de venir en bord de scène et balayer du regard les premiers rangs avec un clin d’œil de connivence nous fait entrer dans cette chanson peu spectaculaire, bien mieux que si elle l’avait chantée debout derrière son micro.
Autre petit plaisir spécifique à ce soir-là : l’inclusion d’une nouveauté (pour Claire Elzière, du moins), la fable écologique "Quand auront fondu les banquises" – qui remplace le mélodramatique récit de crash "D’Osaka à Tokyo". C’est un morceau peu connu et peu repris (on se souvient surtout de la belle version qu’en donna Jean-Pierre Laurant sur ce disque un peu oublié mais superbe, Les Amis d’Allain chantent Leprest, paru en 2011). La chanson est issue du dernier album original enregistré par le poète de Mont-Saint-Aignan en 2008, chez Tacet, à qui elle donnait justement son titre. Chose étrange : ce disque, peu aimé à sa sortie, a été réhabilité par le temps, et les jeunes artistes qui reprennent Leprest piochent aujourd’hui dedans avec gourmandise. Ainsi, Claire Elzière chante "SOS", "Quand auront fondu…" et "On leur dira" ; tandis que Marion Cousineau et Jacques Rochon reprennent pas moins de cinq titres de cet album (que, pour notre part, on a toujours trouvé superbe, avec un parti-pris orchestral vraiment original). Au-delà de la redécouverte d’un disque censément mineur, c’est aussi une jolie façon de renvoyer l’ascenseur à Tacet, maison de disque des dernières années de Leprest.
Pour finir, et ne pas répéter ce qu’on a déjà dit dans les précédents articles, bornons-nous à donner quelques petits instantanés du spectacle, en vrac : Claire Elzière salue les deux livres parus en octobre et novembre 2014, puis lit un extrait de celui signé Marc Legras (Dernier domicile connu, page 31), anecdote savoureuse sur les années de peintre en bâtiment d’Allain – dont on retrouve une trace dans la chanson-phare du disque, "Marabout tabou". Sur ce titre en particulier, elle regarde Dominique Cravic avec un air complice en chantant "On cosigne en jumeaux / Tu dis rien t’as raison / Si c’est ton dernier mot / Bin, on l’a la chanson". Plus loin, leur connivence est encore plus évidente sur "Elle dort avec son chat" : elle chante assise, lui débout au ukulélé, imitant… le cri du rhinocéros ! C’est idiot, potache, mais fait avec une bonne humeur tellement communicative, que l’on dodeline de la tête avec eux… et que cette chanson bêtasse sera celle qui nous accompagnera – malgré les chefs d’œuvre clôturant le concert, "Mon abat-jour" et "D’autres choses encore" en rappel – au sortir de la salle, jusque tard dans la nuit. |